Beatrice Aubeterre Un royaume clair-obscur Révélation : Au matin

Révélation : Au matin


Estrella souleva péniblement une paupière. De minces rayons de lumière s’insinuaient par les fentes des volets intérieurs. Elle se redressa sur un coude, la tête lourde, comme si elle avait trop dormi – ou pas assez. Elle dirigea son regard vers la pendule fixée au mur : il était presque l’heure de déjeuner. Comment madame Maysie avait-elle pu la laisser paresser aussi tard ?


La jeune fille leva les mains pour se frotter les yeux. Elle aperçut sur son poignet l’éclat d’une marque étincelante, en forme de bracelet. Les événements de la nuit lui revinrent à l’esprit. Elle se rallongea en soupirant : la journée – ou ce qu’il en restait – s’annonçait compliquée.


Quelques coups résonnèrent sur la porte.


— Entrez, grommela-t-elle.


Le battant s’ouvrit sur Sofie, qui lui adressa un timide sourire avant de prendre la parole :


— Bonjour, mademoiselle ! Je viens vous prévenir que le dîner sera servi dans une heure environ. Est-ce que cela vous convient ? Si vous voulez encore vous reposer, je peux dire à la cuisinière de le reculer un peu…


Estrella s’assit avec difficulté :


— Je vous remercie, Sofie, mais ce ne sera pas la peine. Je serai prête.


— Bien, mademoiselle. Voulez-vous que je vous aide à vous habiller ?


— Je m'en occuperai moi-même, répondit la jeune fille en s’efforçant de rester courtoise.


Elle appréciait le zèle de la domestique, mais elle aspirait surtout à la tranquillité.


— Très bien. Peut-être souhaitez-vous prendre un bain ? Je peux vous en préparer un rapidement. Cela devrait vous faire du bien, après tout ce qui s’est passé…


Cette fois, Estrella accueillit avec un large sourire la proposition de la servante. L’idée de savourer un bon bain chaud était si séduisante qu’elle s’en sentait revigorée par avance.


— Ce sera parfait, Sofie, merci beaucoup !


Le cabinet de toilette se trouvait dans une petite pièce attenante à sa chambre, tapissée de faïence décorée de motifs floraux or et bleu. Dès que la baignoire blanche à pattes de lions fut remplie, la jeune fille ôta sa chemise de nuit à l’ourlet tâché de boue et se glissa dans l’eau parfumée. Elle s’efforça d’oublier les aventures bizarres qu’elle venait de vivre. Le soleil entrait à flots par l’étroite fenêtre aux vitres dépolies. En plein jour, le bracelet de lumière semblait moins visible. Elle pouvait presque prétendre qu’il n’avait jamais existé.


Sentant que l’eau commençait à refroidir, elle s’extirpa de la baignoire et s’enveloppa dans un peignoir bleu clair, puis retourna vers sa chambre pour choisir sa tenue de la journée. Après un instant de réflexion, elle se décida pour un corsage blanc et une longue jupe brune, d’une simplicité presque austère. Elle releva ses cheveux en un chignon rapide et s’estima enfin prête.


Quand Estrella pénétra dans la salle à manger, elle se figea en voyant que les premiers convives étaient déjà arrivés : non seulement dame Ledelian et Azura, mais aussi Aurean. Le garçon était méconnaissable : la nuit avait atténué l’épuisement sur son visage. Ses longs cheveux blonds avaient été attachés sur sa nuque. Il portait un costume d’un ocre chaud sur une chemise immaculée, le tout assorti à une cravate rouille. Elle se demanda un instant d’où venaient ses vêtements.


Le premier, le Gardien s’aperçut le premier de sa présence :


— Bonjour, Estrella ! J’espère que tu as bien dormi !


Prise de court, elle répondit machinalement :


— Très bien, merci. Et toi ?


— Très bien également. Le lit était bien plus confortable qu’il en avait l’air.


Remarquant le regard insistant qu’elle posait sur sa tenue, il ajouta, d’un ton un peu gêné :


— Ce sont les habits de Bastien. Azura les a récupérés dans la demeure des Trente.


La jeune fille songea qu’ils lui allaient à la perfection. Aurean paraissait tellement humain qu’il était difficile à croire qu’il était une entité vénérable, et non un simple adolescent de quinze ou seize ans.


Se méprenant sur son silence, il reprit :


— Je devais me rendre présentable, et il n’y avait pas d’autres choix. Je les remettrai en place dès que j’en aurai trouvé de nouveaux…


Sa voix mourut ; il baissa les yeux vers sa tasse d’un air embarrassé. Estrella le regarda avec confusion, avant de s’apercevoir qu’elle n’avait pas salué ses invitées.


— Dame Ledelian, mademoiselle Azura…


Tandis que les deux femmes lui rendaient son salut, elle se dirigea vers la place vide au bout de la table. Millie apparut, avec un plateau chargé de petits pains chauds dont émanait une délicieuse odeur. Quand elle arriva à la hauteur d’Estrella et se pencha pour la servir, la jeune fille en profita pour lui glisser quelques mots :


— Où est madame Maysie ?


— Elle n’est pas encore réveillée, répondit la bonne malicieusement.



Estrella esquissa un petit sourire. Elle appréciait l’affection et le dévouement de sa gouvernante, mais son zèle l’agaçait bien souvent. Quand la brave femme ne se trouvait pas dans les environs, elle avait l’impression de mieux respirer.


La jeune fille déplia sa serviette ; elle se sentait affamée. Millie versa dans sa tasse un thé brûlant au parfum de fleur et d’agrumes, et déposa devant elle une assiette chargée d’œufs brouillés, de tranches de lard grillé et de légumes crus finement râpés. Le déjeuner avait pris la forme d’un petit déjeuner particulièrement copieux, ce qui lui convenait tout à fait. Madame Maysie aurait sans doute insisté pour faire servir un repas plus classique.


Tous les regards pesaient sur elle. Elle se rappela que personne ne commencerait à manger avant la maîtresse de maison, une règle presque oubliée après sa longue période d’isolation. Elle saisit ses couverts et attaqua avec énergie le contenu de son assiette. Une jeune fille de bonne famille n’était pas censée manifester autant de voracité, mais Estrella n’en avait cure. Ce ne fut qu’une fois la moitié de son plat avalé qu’elle décida de se montrer sociable avec ses invités.


En levant les yeux, elle remarqua qu’Aurean avait reçu un plat différent du leur. Devant lui se trouvait un bol de potage, qu’il semblait hésiter à goûter. Ce menu spécial était-il lié à son épreuve récente ou à sa nature de Lucidien ?


Elle glissa un regard vers Azura : la Gardienne Bleue profitait du même menu que les autres convives.


Estrella se tourna vers le garçon :


— Tu es malade ?


Aurean lui adressa un pâle sourire :


— Non, ne t’en fais pas.


La jeune fille haussa les épaules. Comme si elle allait s’en faire pour si peu…


— C’est juste que je suis resté… un certain temps sans consommer de nourriture matérielle. Je dois me réhabituer peu à peu.


— Si tu n’en as pas envie, ne te force pas ! intervint Azura, qui lui lançait des coups d’oeil inquiets.


— Ce ne serait pas très courtois de refuser ce qu’on m’a servi, répondit le Gardien gravement. Je ne voudrais pas indisposer notre hôtesse. D’autant que nous allons passer beaucoup de temps ensemble.

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4 commentaires

bulledebooks

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Il y a 3 ans

Petite contribution nocturne à la suite de tes publications 😘

Kentin Perrichot

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Il y a 3 ans

Coup de pouce :)

Amphitrite

-

Il y a 3 ans

Petit soutien !
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