Fyctia

La journée passe aussi lentement qu’un char tiré par d’énormes bœufs sur une route boueuse ; un peu de guerre de Trente Ans, un brin d’histoire de l’art du Moyen Âge occidental, beaucoup de papauté médiévale, le tout saupoudré d’une interminable conférence sur l’Empire byzantin et ses mutations. Ce n’est pas que ça ne m’intéresse pas, loin de là, mais je n’arrive définitivement pas à me concentrer.

Pas la peine de vous faire un dessin, mes yeux vitreux fendent les murs de la faculté pour voler vers l’université de droit, à l’autre bout de la ville ; vers Delphine. Quelle idée étrange de changer de voie en derrière année !

À côté de moi, Louise reste rivée sur son PC et tape à la vitesse de la lumière sur son clavier. Heureusement qu’un de nous deux suit les cours, sinon je me retrouverai sans notes pour les examens. Rien que de penser à la période des examens, ça me fout déjà le cafard. Car fin d’année rime avec journées cloîtrées dans la bibliothèque à réviser, longues nuits devant mon ordinateur à pondre séminaire sur séminaire et surtout fin définitive de mes chances de revoir Delphine, parce qu’elle habite à l’autre bout du pays. Non, décidément, ce n’est pas mon jour. Et semble-t-il pas mon année non plus.

À la fin des cours, nous nous donnons rendez-vous à vingt heures chez Louise. Au programme, training bien large et moelleux, un film avec des effets spéciaux grandioses mais dénué de scénario, pizza et chips. Ouais, y’a pire !

Quand j’arrive chez moi, je vois que mes trois colloques – affalés dans le canapé – ont déjà ouvert le traditionnel dix pack de fin de journée. Sergeï raconte sa soirée d’hier. Même si je n’ai encore rien entendu, j’ose supposer que son doux conte comporte comme protagoniste lui et une fille dégotée dans un bar – probablement une bombe, comme d’habitude. Félix l’écoute à moitié, l’esprit sans doute tourné vers un de ses projets d’ingénierie dont je ne comprends rien et Jean-Baptiste rit sans retenue à l’épopée que lui délivre son ami.

— Et là, je débarque dans l’appart et lui sers en quatrième vitesse un verre de rouge. Je lui balance une débilité pour la faire patienter et fonce dans ma piaule pour ranger les photos d’Ophélie. Et boom ! ni une, ni deux, elle déboule dans la chambre.

— Bref, le coupe Jean-Ba, tu t’es fait griller !

— C’est là le plus beau, réplique Sergeï en dévoilant ses dents blanches bien alignées, elle ne s'est même pas doutée que c'était ma copine. J’ai réussi à lui faire croire que c’était ma sœur, genre j’ai douze photos de ma frangine dans ma piaule !

Tandis que tout le monde, y compris moi, éclatons de rire, Sergeï conclut son histoire.

— Bon, faut dire que c’était pas une lumière.

La suite inclut des précisions du reste de la nuit entre Sergeï et sa gazelle nocturne dont je vais vous passer les détails. Il me tue, ce type. Toujours sur la brèche, chaque soirée est une chasse. Il ne peut entrer dans un bar sans renifler, toutes griffes dehors, à la recherche de sa future proie. Tout mon contraire. J’ai ma propre stratégie ; une technique plus… passive qui mêle distance et ignorance feinte. À l’inverse de Sergeï qui tentera toutes la soirée, avec toutes les filles « potables » comme il dit, je reste plus attentif. Je vous laisse imaginer le résultat… médiocre ! À quoi c’est dû ? Excellente question, sûrement un curieux mélange de peur, de timidité, de nonchalance, et d’un amour éperdu pour une fille qui n’est pas dans le bar, Delphine !

Si soudain, par un miracle quelconque, une fille s’approche et engage la conversation, alors là ça se passe tout de suite mieux. Je n’aime pas me vanter, mais je pense avoir une discussion un poil plus intéressante que la moyenne. Cependant, ça ne mène que rarement à plus qu’un échange sympa… Voilà, c’est le drame de ma vie. Par bonheur, tout va changer dans ses prochains mois. Mais ça, je ne m’en doute pas une seconde tandis que je file dans ma chambre pour enfiler mon training le plus moelleux et large que j’ai dans ma penderie.