Fyctia
Chapitre 20
Théo s’attendait à voir l’inconnu courir après lui, le rattraper, le menacer, comme Jérôme au pensionnat qui promet de le déculotter devant tout le monde s’il s’avise de raconter au surgé qu’il fume dans les toilettes. Théo hausse les épaules. Il n’est pas un rapporteur, même si Gros-porc-qui-pue donne des bons points à ceux qui mouchardent. Mais ceux-là, qu’est-ce qu’ils prennent dans les dortoirs ! Maurice était resté toute une nuit attaché dans son lit sur lequel on avait déversé un seau d’eau glacée. Il était resté une semaine à l’infirmerie…
Un souffle d’air chaud porte à Théo le son d’une voix. La voix se rapproche. Une voix d’homme. Théo se jette à plat ventre, cesse de respirer. La voix passe, s’estompe, traîne avec elle un accent chantant qui flotte dans les oreilles de Théo. Un accent connu de tout le village. Sur la plage, Mario s’éloigne, lance des mots, comme des galets, en direction de la mer, à grand renfort de gestes.
Théo se redresse. L’image de l’inconnu à ses trousses revient, inquiétante. Théo reprend sa course sur le chemin sablonneux. Les larmes ont tracé des coulées claires sur sa peau brune. Sa main tremble d’avoir serré si fort le bâton. Encore une minute et il sera chez lui. Le muret, recouvert de grappes de glycine, l’accueille, le portillon de bois est ouvert. Théo traverse, sans le voir, le jardin où le rouge des roses trémières allume le jaune des gentianes autour du prunus aux longues branches défleuries. Il frôle à peine les trois marches, bordées de pots de géraniums, qui mènent à la terrasse. Il arrive au moment où sa mère fait entrer dans la maison un homme en uniforme de gendarme. Il tient son képi d’une main, un bouquet de pâquerettes de l’autre. Théo freine son élan. Jean se retourne. Bénédicte s’écrie : Théo ! À Jean : excuse-moi.
Elle se précipite vers Théo, s’agenouille, le serre dans ses bras.
— Qu’est-ce qui t'arrive mon Théo ?
— Rien…
— Tu as pleuré ?
— Non ! J’ai pas pleuré.
— Je sais, tu es un grand garçon. Il s’est passé quelque chose ?
— Je sais pas… j’ai vu…
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Je sais pas…
— La bête ! Ne me dis pas que tu as vu la bête !
— Peut-être… je sais pas…
Bénédicte se tourne vers Jean, embarrassé sur le seuil de la porte.
— C’est bien que tu sois venu. Rentrons, nous serons mieux à l’intérieur.
Les pâquerettes, les pétales à peine émergés du col d’un verre à liqueur, trônent au milieu de la table. Bénédicte attend que Théo termine son orangeade.
« Tu ne veux toujours pas me dire ce qui s’est passé ? Bientôt, nous serons débarrassés de cette bête, mon Théo, c’est promis. Jean est lieutenant. Il est venu spécialement pour ça. Cette histoire ne peut plus durer !
Elle se tourne vers Jean :
« Il a fait un cauchemar, cette nuit. Maintenant, il suffit qu’il voie quelque chose bouger pour s’imaginer que c’est cette bête. Tout le monde a peur. Pas plus tard que la semaine dernière, madame Simone me disait qu’elle évitait de sortir seule, désormais. Tu te souviens de madame Simone ? Pour les essayages, c’est moi qui vais chez elle. Personne n’est rassuré. Tu veux un autre verre ? Théo, encore en peu d’orangeade ?
Théo fait non de la tête. Ses yeux sont fixés sur Jean, son uniforme, son képi, et puis, pendu à sa ceinture, son pistolet. C’est gros, un vrai pistolet. Il a peut-être tué des gens ? Il a les mêmes cheveux que Gros-porc-qui-pue, tout ras, sauf que ceux de Gros-porc-qui-pue sont gris. Il a la même moustache aussi, ça doit chatouiller la lèvre… C’est lui le chef des gendarmes ? Comment Mario savait-il que j’allais le voir ? Pourquoi il me regarde comme ça ? On dirait qu’il a volé la couleur des yeux de maman.
Théo se lève, les yeux fixés sur Jean, toujours silencieux. Il monte l'escalier à reculons sans cesser de regarder Jean. Celui-ci tente d’esquisser un sourire dans son visage figé.
« Tu préfères monter, mon Théo ? Tu peux rester avec nous si tu veux. Jean et moi nous nous connaissons depuis l’école primaire.
Théo ferme la porte de sa chambre. Jean prend son verre, le repose, croise ses bras, les décroise, tousse.
— Je… Je crois que je vais y aller… Je reviendrai… Je dois rencontrer le maire… et…
— Attends, tu viens juste d’arriver. Tu ne veux pas visiter ? Ça a changé, tu sais, surtout à côté…
Bénédicte ouvre la porte du salon de couture. Jean la suit avec précaution, mais la pièce dans laquelle il pénètre lui est parfaitement inconnue. Là où se trouvait le piano, la machine à coudre occupe l’espace à côté d’une grande table sur laquelle deux fers à repasser reposent sur leurs supports. Une grande paire de ciseaux est couchée sur un patron de robe, dessiné en pointillé sur une feuille de papier blanc. De part et d’autre de la fenêtre, deux mannequins se font face. L’un est recouvert d’une robe jaune, à boutons bleus, encore surfilée de blanc, l’autre, vêtu d’une jupe plissée, à carreaux bleus et rouges, nu jusqu’à la taille, laisse deviner le renflement de seins invisibles. Sur des étagères, des bocaux remplis de boutons voisinent avec des bobines de fil rangées par couleur. Devant l’armoire monumentale, au miroir finement biseauté, un brassard piqué de dizaines d’épingles à la tête ronde est posé sur une petite table recouverte de magazines de mode. Face à la fenêtre, installée sur deux tréteaux en bois, une large planche, tapissée de feutrine verte, est encombrée d’étoffes soigneusement pliées.
« Voilà ! C’est ici que je torture mes clientes à coups d’épingles et de miroir déformant.
Le sourire de Bénédicte illumine son visage alors que les doigts de Jean ont déjà déformé la visière de son képi.
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais fait couper tes cheveux. Sur ta dernière photo, ils étaient encore longs.
— Merci de le remarquer… Ta moustache est plus fournie, on dirait… non ? Elle éclate de rire. Quelle conversation nous avons là !… Je suis heureuse de te voir, Jean.
Jean baisse la tête, passe une main dans ses cheveux, du front jusqu’à la nuque, lève les yeux et les détourne aussitôt. Le regard de Bénédicte le brûle de l'intérieur. D’un geste maladroit de la main, il englobe la pièce.
— Tu as bien arrangé ça… Je craignais…
— Eh non !… Comme tu vois, pas de fantôme ni de spectre… sauf…
— Sauf ?…
2 commentaires
Valentine B
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Il y a 9 jours
Bafouilleur
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Il y a 9 jours