Fyctia
YEUX BLEU-LAGON
Grâce au plan fourni avec mon dossier, j’arrive très facilement devant la porte 242. La pièce est spacieuse et claire, le matelas du lit bien moelleux. Je fais le tour de mon royaume rapidement et comme je n’ai rien à ranger, ni de quoi faire mon lit, je me demande comment je vais occuper mon temps jusqu’à l’heure de dormir.
Une reconnaissance des lieux ne serait pas de trop pour voir où aura lieu mon premier cours demain à 10 h. Un rapide coup de brosse dans mes cheveux, un peu de khôl et un soupçon de gloss et me voilà dans l’allée principale bordée de palmiers et d’hibiscus.
Mes pas m’amènent devant l’accueil et j’aperçois Jeannot qui discute avec un grand… non, pas lui ! Il m’a suivie ou quoi ? Je pivote pour me sauver mais j’entends :
- Victoria, vous avez de la chance, venez !
Le grand frisé se retourne et je prends encore en pleine face ce regard bleu-lagon qui me scrute sans vergogne. Il a ce petit sourire narquois au coin des lèvres et je n’aime pas du tout.
- J’expliquais que vous aviez perdu votre valise à l’aéroport et ce jeune homme en vient. C’est la vôtre ? Demande Jeannot en me désignant une valise aux pieds de l’individu.
Je tourne autour et vois les fleurs.
- Heu… oui c’est la mienne. Merci de me l’avoir rapportée si vite. Je vous dois combien pour le….
- Mais rien du tout ! J’ai récupéré la mienne alors tout va bien.
Cette voix suave et rauque me donne plein de petits frissons le long de la colonne vertébrale. Je torture mes doigts et ne sais que répondre, à part :
- Alors merci !
J’essaie de la décoller mais elle semble vissée sur le carrelage. J’insiste, elle ne bouge toujours pas.
- Bon sang, c’est vrai que j’ai toute ma vie là-dedans mais je ne pensais pas qu’elle était aussi lourde.
Je fais une dernière tentative lorsque «yeux bleu lagon» se sent obligé de proposer :
- Vous voulez que je vous aide ?
- Surtout pas ! J’adore me rendre ridicule comme en ce moment !
- Elle est aussi lourde que vous, montrez-moi le chemin !
Et il soulève la valise comme si elle ne pesait pas plus qu’un sac d’oranges. Résignée, je lui réponds :
- C’est par là.
J’avance dans l’allée principale et je sens son regard qui me brûle le bas du dos. Je suis sûre qu’il est en train de mater mon derrière. Quelle idée d’avoir mis ce bermuda rose beaucoup trop moulant. Je me retourne vivement et, en effet, je surprends ses yeux baissés sur mes fesses.
- Il ne faut pas vous gêner ! C’est à votre goût ?
- Je me demandais…
- Quoi ?
- Si vous portez le même genre de sous-vêtements que ceux qui sont dans la valise ?
- Hein ! Vous avez fouillé ma valise ! Quel culot !
- Il le fallait bien pour que je vous retrouve.
- Alors ce sont mes culottes qui vous ont donné mon adresse ! Et l’étiquette à la poignée guignol va !
- Plus d’étiquettes, arrachée. En voyant les bouquins, j’ai deviné leur destination et me voilà.
- OK mais ça ne vous autorisait pas à fouiller dans mes…
- Culottes en coton ? Entre nous, j’ai déjà vu plus affriolant. Je me suis dit «Tiens une bonne sœur qui fait des études d’économie ». Pas banal.
- Espèce de mufle ! Je suis arrivée alors fichez-moi le camp et oubliez-moi !
- 242 ! dit-il en fronçant les sourcils comme pour bien retenir le numéro.
- Oubliez aussi, je ne veux plus jamais vous revoir.
Je claque ma porte avec rage et me jette sur le lit. Plus je m’énervais et plus il jubilait avec cet air narquois que je ne supporte pas. Il connaît mon prénom, il sait où j’habite et si c’est un psychopathe, je suis en danger. Je me lève pour fermer la porte à clé au cas où il serait encore là à guetter ma sortie pour m’agresser.
°°°°°°°°
Face à l’université, j’attends le bus de la ligne 101 qui descend jusqu’à Fort de France. J’ai rangé toutes mes affaires, pris une douche et enfilé une jolie robe à fleurs et à présent il ne me reste plus qu’à trouver de quoi me remplir l’estomac.
Sur la place de la Savane, un petit snack attire mon attention.
- Un poulet créole avec frites et une bouteille d’eau s’il vous plaît !
- Sur place ou à emporter ?
- A emporter merci !
Mes pas m’emmènent vers le bord de mer. Je m’assieds sur le sable, au pied d’un lampadaire et dévore tout ce qu’il y a dans la barquette. Je me lève pour trouver une poubelle lorsque je suis bousculée par deux jeunes.
- Vous pourriez faire attention !
- Elle est pas contente la grognasse ? Éructe le plus grand pendant que son acolyte tente de m’arracher mon sac.
Je résiste alors il me jette à terre et m’écrase de tout son corps qui pue l’alcool et la sueur. Je suis aveuglée par le sable et mes yeux me brûlent. J’entends quelques mots d’un langage que je ne connais pas :
- Bon… zorey… koké ! (bonne… étrangère…. Baiser…)
D’horribles souvenirs remontent à la surface. Ce n’est pas possible, mon calvaire recommence. Je hurle et me débats alors qu’ils ricanent. Puis cette voix qui claque :
- Ladjé li lamenm ! (Lâchez-la tout de suite)
Je me mets en boule et éclate en sanglots. Je voudrais m’enfoncer dans le sable et disparaître à tout jamais pour ne plus avoir mal, pour ne plus avoir peur.
Une main se pose sur mon épaule et je sursaute.
- C’est fini, ils sont partis. Je ne vous ferai pas de mal, je veux vous aider. Vous pouvez vous lever ?
Je suis couverte de sable, les larmes coulent sur mes joues et mes yeux me brûlent. Je réussis à les ouvrir et je vois, face à moi… «yeux bleu lagon» ! Il suspend son geste et nous parlons en même temps.
- ENCORE VOUS !!!!
Il ajoute avec son petit sourire moqueur :
- Vous ne pouvez plus vous passer de moi. Vous me prenez pour le bon samaritain ?
- Non, pourquoi ?
- Deux rencontres et à chaque fois, je vous tire d'un mauvais pas.
- Je ne vous ai rien demandé alors....
- Non mais les deux lascars qui viennent de détaler comme des lapins avaient bien l'intention de s'amuser avec vous. Quand je dis "s'amuser", vous comprenez ce que ça veut dire ?
- Heu... oui.
- En même temps, avec une robe pareille, ça ne m'étonne pas.
- Qu’est ce qu’elle a ma robe ?
- Vous devriez dire «ce qu’elle n’a pas» et je répondrais «trop de tissu».
- Ils voulaient mon sac !
- Pas que le sac et vous le savez sinon vous n’auriez pas réagi comme vous l’avez fait.
- Qu’aurais-je dû faire ?
- Leur donner votre sac pardi ! Vous avez hurlé comme une hystérique en le cramponnant comme si c’était tout l’or de la banque de France !
- Allez vous-en, laissez-moi seule.
- C’est une manie chez vous de me virer dès que je vous aide. Vous ne savez pas dire merci ?
- Merci. Partez. Je dois prendre un bus pour remonter à…
- Schoelcher je sais. Mais à cette heure, les bus sont rares, vous risquez d’attendre une plombe.
- Je ne peux pas me permettre de prendre un taxi.
Je me laisse tomber à genoux dans le sable et sanglote en silence. Je murmure :
- Pourquoi ? Pourquoi je vais de galère en galère ?
Il s’accroupit à côté de moi, relève mon visage d’une main et, avec le pouce, écrase une larme sur ma joue. L'expression de son visage s'est radoucie en un instant.
1 commentaire
Laurie Delphis
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Il y a 7 ans