Fyctia
CHAPITRE 1 (3/3)
— Les femmes de notre famille n’ont pas de chance en amour.
Ça, je le sais, mais de là à parler d’une malédiction. C’est juste que sur la terre il y a soixante dix pour cent d’hommes perfides et que malheureusement, elle les ont choisi. C’est une mauvaise pioche.
— Et grand-père ?
— Aimer et être amoureuse ce sont deux choses différentes. J'aimais Albert et j'étais amoureuse de ton grand-père. La preuve, ça n'a pas marché. Ah mon pauvre Albert !
— Albert ? Qui est Albert ? m’étonné-je.
— Mon premier mari.
Je laisse le silence s'installer attendant qu'elle me dise qu'elle plaisante mais ça n'arrive pas. Son premier mari ? Depuis quand ?
— Le seul qui ait fait battre mon cœur plus fort qu’une fanfare à la saint jean, complète-t-elle perdue dans ses souvenirs.
— Chez les Truffeau c'est ça, on apprend les nouvelles au détour d'un couloir, marmonné-je. Et il lui est arrivé quoi ? Pourquoi tu n’as pas fait ta vie avec lui dans ce cas ?
— Il est mort.
— Quoi ?
— La guerre, ma petite fille. La guerre.
Je fais un rapide calcul. Ma grand-mère ne devait pas avoir plus de six ans quand la fin de la Seconde Guerre mondiale a sonné. Je me méfie avec elle. Mamou a toujours été friande de contes et légendes mais aussi d'histoires en tout genre, certaines à me glacer le sang.
— Pfff n'importe quoi ! m'exclamé-je en époussetant un coussin.
Elle me sourit de cet air malicieux qui fait étinceler ses yeux.
— Bon, en réalité il est vraiment mort mais dans une rixe. Une sale histoire, mon puceron. Ah, Albert ! Il était si mignon avec son béret et ses bretelles. C’était l’un de ses badboys comme vous les appelez maintenant. Toujours sa gitane au bord des lèvres et ce regard qui me rendait toute chose.
— Tu as vécu deux histoires d’amour. C’est ça ta malédiction ?
— Une histoire, me corrige-t-elle. Dans notre famille si on loupe le coche, c'est fichu. Après trente ans, c’est terminé. Plus de grand sursaut, de palpitations, de papillons et de mots d’amour sous les étoiles, récite-t-elle.
Mamou la poétesse. Encore une chose qu’elle m’a transmise, le goût des mots.
— Dans ce cas, pourquoi je n'en ai jamais entendu parler ?
— J'ai cru que tu n'étais pas intéressée par l'amour alors ça ne te concernait pas vraiment. Et puis, je n'y ai pas pensé. Je suis vieille moi !
J'ouvre la bouche pour lui dire que c'est totalement absurde mais m’arrête . C'est vrai. Avant la fin de André et Andrée, ce n'était pas dans mes projets proches d'avenir. Acheter un nouveau téléphone pour Sofia, prendre des vacances, trouver un nouveau coiffeur, ça c'était sur ma liste des choses à faire.
— Bon tu vas en venir au fait mamou ou je dois te tirer les vers du nez ?
Maman s’installe dans le fauteuil à nos côtés, un thriller glaçant dans la main.
— Je te l'ai dit. Si c'est avant tes trente ans tu rencontres l’homme de ta vie, c’est fait pour durer, sinon tu peux dire adieu à ta grande histoire.
— C'est absurde !
Ma mère et ma grand-mère se lancent un regard de connivence.
— Ça nous suit depuis des générations Isie, confirme maman.
— Ma grand-mère a fini seule pourtant ça ne se faisait pas à l'époque, idem pour ses sœurs, termine mamou.
— J’ai l’impression de me retrouver dans une conte pour enfant. Est-ce que ma Fiat va se transformer en carrosse et les acariens dans le tissu en chevaux blanc pour m’amener au bal, aussi ?
— Crois ce que tu veux Isadora, s’emporte ma mère. Mais il te reste six mois avant que ne sonne le glas.
Mes yeux roulent dans leurs orbites.
— Vos superstitions vous mènent par le bout du nez . Et puis si tu as peur que je finisse seule, il fallait m'en parler avant, rétorqué-je.
— Au pire tu pourras toujours te payer des puteaux, énonce mamou.
Les yeux écarquillés je l’observe pensant avoir mal compris.
— Des puteaux ? répété-je.
— Oui, des hommes qui vendent leurs corps.
— Tu veux dire des gigolos ?
— C’est ça ! C’est quelque chose qu’on n’avait pas à notre époque. Des puteaux, il y en a pleins maintenant.
Cette conversation est irréelle. Une malédiction. Des gigolos. Sérieusement ? Ma grand-mère est cinglée et elle regarde trop la télévision.
— Avec mon salaire de directrice d'Ehpad ?
— T'avais qu'à me placer dans ton centre. Au moins t'aurais eu plus de pognon qui serait rentré dans les caisses, s’exclame-t-elle.
— Jamais mamou ! Il me faut ma petite vieille à la maison aussi.
Et puis, c'est quand même super d'avoir juste une porte à pousser pour pouvoir voir sa famille. Ça a des bons côtés. Mamou ne va pas en rajeunissant. Sofia grandit trop vite. Et le temps passe à une telle vitesse que je n'ai rien vu venir. Déjà presque trente ans.
— Bon, je vais vous quitter sur ces paroles. Je vais dormir, les informé-je.
— Tu ne manges pas ? s’inquiète ma mère.
— Pas faim. Et laisse Sofia aller à son rendez-vous. Elle a promis de bien se tenir.
Ma mère se renfrogne mais hoche la tête.
Une fois dans ma chambre, je me déchausse et me laisse tomber à plat ventre sur mon lit. J’ai veillé Sofia, l'ai changé, lui ai donné le biberon, ai comblé la place du père vacante tandis que ma mère vivait une troisième jeunesse. C’est aussi pour ça que pour le moment je ne m’imagine pas avec des enfants. Pas si c’est pour les élever seule, leur fournir la moitié des réponses quant à leur patrimoine génétique ou leurs origines. Et à cette allure, je ne suis pas prête d’en avoir.
Est-ce que j’en veux vraiment finalement ?
Je tourne la tête vers le cadre posé sur ma table de chevet nous représentant Sofia, Aymar et moi et cela me fournit la réponse. Si je veux vivre cette grande histoire dont me parle mamou. Si je souhaite avoir le cœur qui chavire, l’envie de faire des slams pour parler de ses yeux, de sa bouche et de la manière dont il m’embrasse, il faut que je me dépêche. Une vague d’angoisse me saisit à la gorge. Depuis la mort d’André et Andrée, il y a de ça deux semaines, la routine a repris ses droits me faisant oublier ce bref élan qui me poussait vers l’envie d’une vie à deux mais maintenant la malédiction m’oblige à reconsidérer à nouveau la question. Je me redresse sur mon lit et récupère mon téléphone échoué dans mon sac. Par où commencer ?
4 commentaires
Azélia Charin
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Il y a 4 ans
Emilie May (Bookofsunshine)
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Il y a 4 ans
HatchiB
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Il y a 4 ans
Emilie May (Bookofsunshine)
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Il y a 4 ans