Mary Lev TerraNova Chapitre 5.1

Chapitre 5.1


Citoyen.ne

Ceci est un message de l’Académie TerraNova

Cher.e étudiant.e,

L’Académie TerraNova a le plaisir de vous informer que votre candidature a été acceptée.

Après examen attentif de votre parcours scolaire, et de votre situation familiale, l’équipe enseignante et pédagogique a l’honneur de vous intégrer à la promotion 2175, en classe scientifique, option sciences mathématiques.

Nous vous informons que votre Pass est de nouveau valide. Une bourse de cinq cents euro-dollars mensuels vous sera versée tout au long de votre scolarité.

Veuillez noter que toute infraction au règlement intérieur de l’établissement entraînera la suspension du versement des indemnités boursières.

Veuillez agréer, cher.e étudiant.e, l’expression de nos sentiments les meilleurs.



Le jour du départ est pour Anna comme une tornade d’émotions contradictoires. Il y a d’abord le ravissement d’avoir été vue par quelqu’un, au point d’être conviée à faire partie d’une élite. C’est bien la première fois qu’une telle chose se produit dans sa morne vie. La sensation que son travail ait fini par payer est délicieuse. La perspective de quitter ce trou où elle est née lui fait l’effet d’une bouffée d’air frais libératrice.


Toutefois, la perspective d’abandonner Julian aux bons soins de sa mère lui arrache le coeur. Lorsqu’Esther se montre agressive, ou négligente à son égard, la culpabilité lui ronge le ventre, l'occupe des nuits entières, l'empêche de dormir.


Julian est soudain pris d’une quinte de toux qui dérange Esther dans le visionnage de ses vidéos Night&Day. Cette dernière augmente le volume de son OculoTech au maximum, à s’en percer les tympans.


— Satané gosse ! Il ne veut pas s’arrêter de me cracher à la figure !


— Tu as rendez-vous dans deux jours au dispensaire, lui rappelle Anna. J’ai déjà préréglé la consultation.


— Oui, oui, grommelle Esther sans lui accorder un regard. Tu ne devrais pas être partie ?


Sans répondre, Anna se penche sur Julian. Le petit garçon ne semble s’animer qu’en sa présence. Il ne pleure pas, ne crie pas, ne tente plus d’attirer l’attention volatile de sa mère. Il se terre dans un coin et attend qu’on veuille bien s’occuper de lui. A son retour du centre de détention, elle l’a trouvé plus crasseux et maigre que jamais, son petit corps tremblant marqué de marbrures violines. Est-il tombé, ou bien Esther a-t-elle fini par perdre patience ? Anna refuse d’y penser, car la douleur de le quitter devient alors insupportable, et l’empêche de respirer. Afin d'atténuer la violence de la séparation, elle l'a pris avec elle chaque nuit, pour se repaître de son corps, de sa respiration douce et paisible. Mais c'était loin d'être suffisant. Son besoin de lui est bien trop profond, bien trop viscéral. Elle se penche, le prend dans ses bras, le serre contre elle à l'étouffer.


— Un an à tenir, mon petit amour, lui murmure-t-elle. Juste un an, et après, je te prends avec moi.


Elle fourre son nez dans les boucles brunes, respire le parfum de son cou. La bouche humide de Julian dépose des ébauches de baisers sur sa joue. Le quitter, alors qu’il est toute sa vie ! Elle a l’impression de subir une amputation.


Anna se fait violence, repose Julian à terre, et essaie de sourire pour rassurer le petit garçon. Ses yeux la fixent d’un air grave, qui n’a rien d’enfantin. Il s’agite à peine, rampe sur le sol, se frotte à sa jambe. Il ne pleurera pas à son départ, Anna en est certaine. Julian devient ombre en son absence, se pare des atours de la nuit, pour renaître en petit soleil joyeux quand elle revient.


Un ange radieux. Comment ne pas l’aimer ?


Anna a étudié le contrat à la lettre. Les cinq cents euro-dollars de sa bourse seront entièrement destinés à l’entretien de Julian. Elle même se contentera du strict minimum. A la fin de l’année scolaire, si elle obtient des notes suffisamment élevées, elle pourra prétendre au concours d’admission des Chasseurs. Sa vie changera alors, et comment ! Le salaire mensuel en première année avoisine les deux mille euro-dollars, une véritable fortune ! De quoi louer un studio à elle, dans le Val de Marne, et s’occuper de Julian. Après un an de séparation, la perspective de le retrouver chaque soir, de se nourrir de son aura bienfaitrice la ravit tant qu’elle en avait le vertige. Peut-on espérer un tel degré de bonheur sans devenir fou ?


Elle s’interdit de songer au revers de la médaille. Une année entière loin de Julian. Plus de dix postes frontières les sépareront. Jamais elle ne pourra réunir la somme nécessaire pour pouvoir rentrer chez elle pendant les vacances scolaire. Esther consentira peut-être à prendre ses appels, lui donner des nouvelles, à condition qu’Anna ne la dérange pas durant ses visionnages N&D. Et il y a aussi ce fameux concours d’entrée à l’école des Chasseurs, terriblement sélectif. Sans parler de l’attentat, qui menace l’Académie d’une fermeture définitive. Tout cela jette un voile noir sur ses espoirs, sans qu'elle consente pour autant à baisser les bras.


Pour Julian, elle est prête à tout endurer.


— Mon ange, je dois partir, lui murmure-t-elle. Je reviendrai, je te le promets.


— Pa ? dit Julian.


— Ne te fatigue pas, il ne capte rien, dit Esther d’un ton moqueur. Et puis, il ne risque pas de te répondre.


— Si tu lui mettais moins de holo-télé débile, il parlerait peut-être mieux, se fâche Anna.


— De quoi je me mêle ? Je suis sa mère, aux dernières nouvelles, et toi une petite merdeuse Déviante qui vient me faire la leçon ? Je rêve !


Devant le regard brouillé de sa mère, Anna lève les mains en signe de paix.


— Ça va, t’énerve pas, ‘man. Essaie de bien t’occuper de lui, d’accord ? Tu auras de quoi faire avec ma bourse, large.


— Large, large, ça reste à voir, maugrée Esther. Cinq cent balles, ce n’est pas énorme. Et pis, qu'ça mange, à cet âge, et qu’des trucs chers ! J’croule sous les factures ! La télé, le Pass, l’abonnement SobElec, le marché noir pour tout c’qui manque au RavitoMag, mon compte N&D. Mais toi, avec ta cervelle de moineau, tu ne sais pas c’que c’est qu’la vraie vie, c’que ça coûte ! Quand je percerai sur N&D, on n'aura plus besoin de ta bourse miteuse, tu verras !


Julian la dévisage d’un air si sérieux qu’il lui fait monter les larmes aux yeux. Esther ne parle plus, désormais concentrée sur son OculoTech, son doigt bouge frénétiquement sur sa tempe pour faire défiler les vidéos ultra-rapides en continu. Le système est un cercle vicieux, un véritable supplice des Danaïdes, qui la tient corps et âme. Plus elle visionne de vidéos, plus les siennes ont de chances d’être vues et partagées. Lorsque Night&Day sera tombé en désuétude, un autre réseau similaire fera son apparition, puis encore un autre, et Anna sait que sa mère ne se sortira jamais de ce piège infernal, dans lequel sa vie est aspirée du matin au soir, sans autre richesse générée que celle du portefeuille des actionnaires. Ceux, du moins, dotés d'un certain flair.


Pensée déviante. Voilà pourquoi tu en es là.



Tu as aimé ce chapitre ?

6

6 commentaires

NohGoa

-

Il y a 5 jours

Like de fin de concours : merci pour tout !

Catherine Domin

-

Il y a 5 jours

Les déviants sont les résistants qui refusent de se laisser bouffer la cervelle par tous ces fournisseurs de faux bonheurs virtuels. C'est tellement plus simple de contrôler les gens de cette façon. Vive les déviants !

Gottesmann Pascal

-

Il y a 5 jours

Anna devrait tellement se réjouir mais ne peut pas le faire mais ne peut pas le faire. Pauvre petit Julian. Quant à Esther...sans commentaire elle change pas.

Marie Andree

-

Il y a 5 jours

La séparation avec son petit frère m'a arraché un bout de mon cœur... J'ai peur pour lui... 😢
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.