Fyctia
Funérailles
Solunn s’éveilla après une nuit éprouvante et si courte qu’elle eut l’impression de ne pas avoir fermé l’œil. Elle aurait dû la passer dans les bras de son époux pour sa nuit de noce, s’abandonnant à lui avec délice, se consumant lentement sous les feux de la passion dévorante et du sexe jusqu’à finir pantelante et en sueur au petit matin.
Cependant, la mort de Lydveig mettait entre parenthèse ce moment qu’elle attendait autant qu’elle le redoutait. Aadny et elle avait consciencieusement nettoyé le corps de la matrone sans omettre le moindre centimètre de peau. L’expérience lui avait paru étrange, presque irréelle. Elle aurait juré à plusieurs reprises avoir vu un souffle soulever sa poitrine, aperçu un frémissement sur ses lèvres, décelé un très léger mouvement sous ses paupières pourtant immobiles. Une fois entièrement lavée, elle se rendit à l’évidence ; Lydveig était morte. Elle ne se relèverait pas pour l’étreindre de ses bras maternels. Ses lèvres ne se descelleraient plus afin de prononcer son nom. Jamais plus.
Aadny aperçu son trouble et serra sa main avec tendresse. Solunn se laissa aller et la femme d’âge mûr la berça avec délicatesse. Elles restèrent un moment ainsi puis Aadny brisa le silence.
-Ta mère m’a confié son bonheur d’avoir assisté à ton mariage. Elle m’a assuré qu’il s’agissait d’un des plus beaux jours de son existence.
Solunn ne sut quoi répondre et se mura dans le silence. Elle s’en voulait tant de ne pas avoir été présente lors de son trépas. Au moins Lydveig n’était pas partie seule et cette pensée réconfortante fit germer en elle une étincelle de bonté infinie pour l’esclave.
-Une fois tout ceci terminé, je te rendrais ta liberté Aadny. Tu en as bien assez fait pour notre famille et je t’en serais éternellement redevable.
Aadny eut un sourire étrange et Solunn la dévisagea avec attention.
-Merci Solunn, mais en réalité ta mère m’a affranchie dès le début de sa maladie.
La femme lui tendit un petit bracelet d’acier tressé, le gage qu’elle était à présent une femme libre.
-Pourquoi es-tu restée parmi nous si tu n’es plus une esclave ? demanda Solunn avec la plus grande perplexité.
Aadny sembla chercher quelques instants une réponse appropriée. Elle haussa simplement les épaules et sourit.
-Je suis libre de faire ce que je veux, c’est ce que Lydveig m’a promis. Ce que je désire en ce moment, c’est rester avec vous et remercier une dernière fois ta mère. Si toutefois vous préférez que je m’en aille je comprendrais et…
-Oh Aadny ! s’exclama la Völva en se jetant à son cou sans un mot de plus.
*
Thora était affairée à une centaine de mètre de la maison. Elle avait proposé de construire le bûcher funéraire de sa mère et s’attelait seule à la tâche. Ses mains étaient ensanglantées à force de casser du bois sec et de transporter les rondins. Elle n’en avait cure, elle avait besoin de souffrir pour évacuer.
Lydveig était morte. Elle avait toujours vu sa mère forte, impérieuse, une femme puissante à sa façon. Quelqu’un que tout le monde respectait, admirait même pour sa ténacité dans l’adversité et son franc-parler.
Maintenant elle n’était plus. Plus rien.
Thora ne pouvait le supporter. La simple idée de rester à proximité de la dépouille mortelle de Lydveig l’épouvantait. Elle maudit sa faiblesse et s’éreinta corps et âme à son labeur. Les branches s’entassèrent tant et si bien qu’au lever du jour ses mains meurtries achevaient leur pénible travail.
Hagarde, elle sentit une lourde main se poser sur son épaule. Elle se retourna pour découvrir Holgrim et Leif présent pour rendre un dernier hommage à sa mère. Son cœur se serra et elle fondit en larme lorsque le vieux Jarl la tint tout contre lui en caressant l’arrière de son crâne.
Elle réalisa à ce moment-là que l’homme était ce qui se rapprochait le plus de l’image qu’elle se faisait d’un père et sa seule présence la réconforta.
*
Le soleil était presque à son zénith lorsque Solunn et Aadny rejoignirent finalement Thora, Leif et le Jarl Holgrim. La dépouille de Lydveig revêtait à présent une simple robe de laine blanche et ses cheveux étaient lavés et peignés soigneusement. Son corps reposait sur le bûcher agrémenté de paille sèche en abondance. Solunn s’approcha de sa mère et embrassa sa joue désormais froide avec tendresse et se recueillit quelques instants en silence, tête basse.
Thora lui succéda. La cadette ne s’approcha pas trop près, n’osant se pencher sur sa mère comme l’avait fait son aînée avant elle. Elle se força au calme alors qu’intérieurement elle était terrorisée. Elle lui fit des adieux sans chaleur, trop bouleversée pour comprendre que cet instant serait le dernier, l’ultime moment qu’elle passerait avec celle l’ayant mise au monde. En larme, elle se dirigea naturellement vers Solunn et lui agrippa la main avec force.
-Puis-je ? demanda Aadny.
-Bien-sûr, elle l’aurait voulu, répondit Solunn avec émotion.
L’esclave affranchie s’avança et déposa le bracelet offert par la Matrone sur sa poitrine avec humilité.
Leif et Holgrim approchèrent ensuite ensemble. Le vieux Jarl déposa une épée de fer et un ancien bijou sur son flanc gauche alors que l’époux de Solunn déposait les corps d’un poulet et d’une brebis fraîchement tués sur le droit.
Solunn entra dans la demeure munie d’une torche qu’elle alluma dans l’âtre de la cuisine et revint le visage baigné de larmes amers. Thora se précipita sur elle et posa ses mains sur son bras afin de raffermir sa détermination. Ensemble, elles embrasèrent la paille et le bois sec qui consumeraient le corps de leur mère. D’abord timide, le brasier enfla rapidement et très vite une véritable fournaise enveloppait la dépouille.
Solunn rejoignit son époux pour se blottir dans ses bras tandis qu’Aadny et Holgrim entouraient Thora et lui murmuraient des paroles de réconfort.
-Elle sera heureuse, leur affirma le Jarl avec assurance. Elle a tout ce qu’il faut pour son autre vie. Une lame solide pour se défendre, un bijou pour rehausser sa beauté et les animaux qu’elle à tant chéri toute sa vie.
Les trois femmes acquiescèrent, très sensibles au geste de leur chef.
Thora éprouvait une sensation étrange dans le creux de l’estomac. Son existence venait de prendre une nouvelle tournure et elle ressentait le désir ardent d’en faire quelque chose de grand. Elle lança un regard à Solunn qui ne le vit pas.
Une sinistre ritournelle trottait dans la tête de l'aînée encore et encore. Les sombres paroles prophétiques de la vieille Brynhild ne cessaient d’harceler son âme et de s’insinuer au plus profond de son cœur.
« La Völva est une créature solitaire Solunn. J’arpente les routes et ne me lie pas car en contrepartie de nos dons, les Dieux s’acharnent à prendre tout ce qui nous est cher. »
Solunn était tourmentée. Avait-elle tué sa mère sans le vouloir en refusant de tout quitter ?
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