Fyctia

- Tu as la tête dans les nuages, Soph ?

Je marche seule, fascinée par le craquement de la neige sous mes bottes, lorsque Oliver arrive derrière moi et crochète ma nuque dans le creux son bras. Je le repousse avec un sourire de façade, l’esprit encore happé par la conversation que j’ai surprise entre Jayden et Shawn.

Lorsque leur silence s’est étiré, je n’ai pas attendu d’être prise en flagrant délit et me suis précipitée à l’extérieur pour saluer mon cousin et sa nouvelle copine blonde et rose. Après un repas animé pour les accueillir, nous avons décidé de nous promener afin de montrer les environs à Sandy. Je guide cette marche digestive en précédant le groupe dont les éclats de rire me réchauffent. Perdue dans mes pensées, je n’ai pas remarqué les pas précipités d’Oliver qui m’a rejoint et me presse maintenant contre lui, son bras autour de mes épaules. Nos jambes se synchronisent et nous continuons à avancer au milieu des arbres et des sentiers qui ont bercé notre enfance.

- C’est étrange sans elle, lâche mon cousin.

Je hoche la tête, ressentant moi aussi l’absence de Marge aussi distinctement que dans la maison.

- Elle serait tout devant, je rappelle, son ombre presque perceptible au bout du chemin.

- Granny adorait nous mener à la baguette !

- Pas qu’un peu !, je ris à son souvenir.

- Oh, les gars !, crie soudain Oliver en se retournant vers le groupe à la traîne. Vous vous souvenez quand on a volé les outils de GrandPa pour se construire une cabane ? Vous pensez qu’elle est encore là ?

- Bien sûr !, rétorque Shawn. C’était une construction de qualité !

Je les observe à mon tour tandis que mon cousin s’engage dans un passage entre la végétation pour retrouver le semblant de bâtisse que nous avions érigé un Noël. Je tombe instinctivement sur Jayden, seul en arrière, et son regard profond fixé sur moi déclenche de violents frissons dans tout mon corps. Mon ventre se serre au souvenir de l'altercation que j’ai surprise entre lui et Shawn. Je savais qu’une dispute avec Phil était arrivée. Naïvement, je pensais qu’elle concernait son départ précipité. L’idée qu’elle soit plus complexe suscite un mélange de perplexité et d’espoir en moi.

L’espoir qu’il ne regrette pas ce qui s’est passé entre nous.

Que ce n’est pas la cause de son départ.

Un sentiment aussitôt étouffé par le silence qui l’a entouré durant toute cette année.

Un silence qu’il n’a brisé qu’à l’enterrement de ma grand-mère pour proclamer son absence à Noël.

Et le voilà pourtant ici.

Je me dépêche de rejoindre Oliver, qui sautille comme un enfant. Je suis à bout de souffle quand j’arrive enfin à son niveau.

- Attends-moi !

- Tu devrais faire plus de sport, Soph ! Ce n’est pas comme ça que tu arriveras à distancer Jayden…

Je grogne face à son sourire narquois, le même que celui de son frère au grenier.

- C’est si évident ?, je soupire, fatiguée de prétendre que sa présence ne m’atteint pas.

- Assez.

- Super…

- J’en déduis que tu n’as toujours pas accepté de lui parler ?

D’instinct, je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Phil, Anton et Sandy bavardent ensemble tandis que Shawn est en retrait avec Jayden. Il se détourne de son meilleur ami pour me scruter, à croire qu’il a senti mon attention sur lui. Je me concentre à nouveau sur Oliver et son expression malicieuse.

- J’ai peur d’entendre ce qu’il a me dire, j’avoue d’une voix à peine audible.

- Pourquoi ?

Le besoin de me confier l’emporte. Je n’ai jamais parlé de mes sentiments à quiconque. À part à Jayden, quand ça ne le concernait pas. Ma famille représente mon seul entourage. Malgré la proximité qu’offrait le pensionnat, me lier avec aux autres n’a jamais été simple. J’aurais pu essayer plus ardemment, je suppose. Je n’en ai eu envie qu’avec Jayden cela dit. Un petit groupe d’amis m’entourait à Pittsburgh, mais nous ne sommes pas aussi proches que je le pensais. La solitude ne m’a jamais autant pesé que durant cette année pendant laquelle tant de choses ont changé sans que j'aie la possibilité de parler à mon meilleur ami. Alors que je perçois encore ses yeux transpercer mon dos, Oliver représente une bouée de sauvetage que je ne peux ignorer.

- Il s’est passé quelque chose entre nous cette nuit-là, je murmure.

L’inquiétude envahit le visage de mon cousin.

- Rien que je ne voulais pas, je m’empresse d’ajouter.

Il s’adoucit mais la malice l’a déserté.

- Et il est quand même parti le lendemain ?

- Oui.

- Quelle enflure !, s’énerve Oliver.

- Chut !

Je lui bouscule l’épaule et vérifie que le reste du groupe n’a pas été alerté. Nous avons une longueur d’avance suffisante pour que ce ne soit heureusement pas le cas.

- Je ne comprends pas !, reprend-il. Vous êtes fou l’un de l’autre depuis… Depuis le premier jour, putain !

- Tu exagères.

- Non, Soph. Pas du tout. Toi, tu ne connais que le Jayden de Snow Shoe. Moi, je côtoie celui de Philadelphie au quotidien. Tu n’as pas vu le changement en lui dès que les fêtes arrivent. Dès qu’il arrive ici.

- Parce qu’il s’éloigne de sa famille.

- Parce qu’il se rapproche de toi, ouai !, rit-il sans joie. C’est toi, Soph.

- Si c’était le cas, il serait resté.

- D’après Shawn, Jayden s’était disputé avec Phil à Noël dernier.

- Je sais. J’ai toujours cru que c’était justement à propos de son départ.

- Pour le pousser à te quitter, c’est forcément plus grave…

Un poids s’abat sur mes épaules alors que je formule à haute voix une peur devenue de plus en plus imposante au cours de l’année :

- Peut-être que je ne suis pas aussi importante pour lui que tu le penses.

Oliver secoue avec vigueur la tête en signe de négation :

- Je refuse de le croire.

- Il est parti, je réplique d’une voix tremblante. Quelle que soit la nature de son altercation avec Phil, je ne comptais pas assez pour qu’il reste. Ou ne serait-ce que m’envoyer un message ! Une année entière, Oliver ! Aucune nouvelle ! Pas même quand Marge est morte !

L’air frais s’infiltre sous les pans de mon manteau et je resserre mes bras autour de moi. Ils m’abritent du froid qui me glace mais ne peuvent rien contre celui-ci qui m’envahit de l’intérieur et me brise le cœur.

- Il était si différent à son enterrement, je chuchote en me remémorant sa voix sèche jurant qu’il ne reviendrait pas.

Après un moment de silence, Oliver soupire, regarde par-dessus son épaule et agrippe mon coude pour accélérer notre marche, nous éloignant un peu plus des autres.

- Tu ne sais pas tout, Soph.

- De quoi tu parles ?

- Le frère de Jayden, Austin… Il a fait une overdose.