Fyctia

J’empêche mon verre de se renverser sous les gestes brusques du meilleur ami de mon grand-père qui nous a rejoints pour le dîner.

- Calme-toi, André !, lui conseille sa femme en lui tapotant le bras.

Malheureusement, Phil et lui sont partis dans un récit sur leur folle jeunesse, rendu épique par la bouteille de vin qu’ils ont finie à eux deux.

- Ton grand-père est très content de te savoir ici, me glisse Vanessa à l’oreille tandis que son mari et mon grand-père partent dans un fou rire.

- Il est heureux d’avoir sa maison remplie, je lui réponds avec un sourire amusé.

- Surtout par toi ! Quinny et Marlin déambulent comme des fantômes !

Je jette un coup d’œil à mes cousins, à l’opposé de la table, et ne peux que lui donner raison. La tête penchée sur leur portable, ils sont à peine présents. Pour leur défense, nous avons terminé le repas depuis un certain temps maintenant. Ils n’ont pas encore l’âge d’apprécier ces moments.

- L’arrivée de Shawn fait également plaisir à Phil, je glisse à Vanessa en commençant à récupérer les assiettes sales.

- Peut-être… La présence de Jayden doit aussi le soulager. Ton grand-père était si mal après son départ à Noël dernier !

- Tu sais à quel propos ils se sont disputés ?, je la questionne en jetant un rapide coup d'œil à Phil de l’autre côté de la table.

- Non. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de lui tirer les vers du nez pourtant.

Malgré nos murmures, Jayden lève les yeux vers nous et je crains un instant qu’il ne nous ait entendus. Je n’ai pas le temps de m’en inquiéter qu’un nouvel éclat de rire entre mon grand-père et André détourne son attention. J’en profite pour m’échapper avec les assiettes en direction de la cuisine.

Avec un soupir, je m’emploie à faire la vaisselle pendant que le reste de ma famille chahute dans la salle à manger. La fatigue appuie sur mes épaules à force de prétendre que mes émotions ne sont pas sens dessus dessous.

- Tu m’évites, Sunny ?

Je sursaute au son de la voix de Jayden derrière moi.

Merde !

J’aurai dû me douter qu’il profiterait de me savoir seule pour venir me parler.

- Sun ?, insiste Jayden en s’accoudant au comptoir tandis que je garde les mains dans l’eau de l’évier afin qu’ils ne les voient pas trembler.

Ce maudit surnom…

Je reste de glace, la tête baissée sur la vaisselle et les dents serrées.

- Je ne t’évite pas.

À peine ses mots ont-ils quitté ma bouche que je grimace de leur tonalité si fausse. Que dire d’autre ? Ce n’est ni le lieu, ni le moment, pour avoir cette discussion. Pour le bien de ce Noël, déjà alourdi par l’absence de ma grand-mère, il faut prétendre. Une tactique que Jayden n’a pas l’air de vouloir adopter.

- Hum… C’est marrant, c’est pourtant l’impression que j’ai, poursuit-il.

- Ce n’est pas comme si tu avais toujours eu un bon instinct, je ne peux m’empêcher de cracher.

- Aïe.

Du coin de l’œil, je le vois porter une main à sa poitrine.

Quel comédien… Il a pris des muscles ?

Je secoue la tête et me concentre sur l’assiette que j’ai entre les mains.

- Ça fait 5 minutes que tu frottes.

- C’est sale.

- Plus maintenant.

Je grogne et bascule la tête en avant.

Quelle plaie ! Il ne va m’accorder aucune minute de répit.

Mes longs cheveux forment un rideau autour de mon visage. L’espoir qu’il s’en aille de lui-même s’évanouit lorsque je sens sa main balayer des mèches pour les rabattre derrière mon oreille. J’accompagne son mouvement et affronte son regard.

Sa main retombe en faisant glisser mes cheveux entre ses doigts. Je suis presque sûre qu’il peut voir les frissons qui parcourent mon corps.

- Sophie…

- Hey ! Vous savez où est la mallette de Poker ?, demande Shawn en déboulant dans la cuisine.

Je m’écarte en vitesse de Jayden, mais ne rate pas son air agacé avant qu’un masque de neutralité ne le remplace.

- Sûrement dans le grenier, je réponds, essoufflée.

Pas suspect du tout, Soph.

- Qu’est-ce qu’elle fout là-bas ?, m’interroge Shawn, la mine perplexe. On y joue chaque année.

- Je pensais que c’était fini.

Jayden se détourne de son meilleur ami pour me fixer en plissant les yeux.

Je n’avais pas voulu paraître sec et jeter un froid. Pourtant, c’est un rappel du départ précipité de Jayden, le lendemain de Noël, et sa déclaration à l’enterrement de Marge, deux mois après.

« Je ne reviendrais pas ! »

- Je vais la chercher !, je m’écrie avec un enthousiasme forcé pour me sortir de cet abysse de souvenirs douloureux.

- Je viens avec toi, annonce Jayden.

- Non !

J’agrippe un torchon pour m’essuyer les mains et le lui lance :

- Occupe-toi plutôt de la vaisselle.

Sans attendre sa réponse, je sors de la cuisine, Shawn sur les talons.

Les soirées poker sont une tradition chez les Lewis depuis l’arrivée de Jayden. Aucun des enfants ne savait y jouer avant qu’il nous apprenne. Ce n’est qu’en grandissant que je m’étais interrogée sur les activités de Jayden en dehors de Snow Shoe pour qu’il sache si bien jouer à seulement onze ans.

Pendant que les adultes passaient des heures à discuter politique, récession, fonds de placement et autres joyeusetés de la vie d’adulte, nous nous retrouvions, Jayden, Shawn, Oliver et moi, à enchaîner les parties dans la salle de jeux du troisième étage. Avec les émissions de Noël en fond, le souffle du vent qui fait gémir la maison et la neige par la fenêtre, nous nous amusions comme des fous. Ça n’avait rien d’extravagant ou d’original mais ces soirées restaient les meilleurs. Surtout quand je rejoignais Jayden au salon, une fois la maison endormie.

La nostalgie m’envahit alors que nous arrivons sur le palier du dernier étage. Il y a seulement un an, ces nuits existaient encore. Depuis, Marge nous a quittés, Jayden est parti sans un mot, Georgie a quitté Anton… L’insouciance des beaux jours s’est fait la malle sans crier gare. À moins que ce ne soit moi qui ai changé. Qui perçoit des tensions et des non-dits toujours présents, mais que je ne remarquais pas.

Shawn s'empare de la barre en métal à disposition pour attraper la ficelle qui pend du plafond et la tire afin de descendre l’échelle qui permet d’accéder au grenier.

- Honneur aux dames, m’enjoint-il.

- Depuis quand es-tu devenu un gentleman ?

- Je ne le suis pas. J’assure juste mes arrières si un psychopathe nous attend en haut.

- Ha ha.

Je lui pousse l’épaule et grimpe.

Le grenier de la maison est un capharnaüm, entre les cartons et les meubles montés au fur et à mesure que d’autres, plus récents, les remplacent. Ma grand-mère Marge avait horreur de jeter. Elle aimait se souvenir de tout. Le bon, comme le mauvais. J’observe les environs à la recherche de la vieille mallette de poker que Jayden a reçue de la part de Phil lors d’un Noël.

- La vache !, s’exclame Shawn. Je pensais que GrandPa aurait vidé cet endroit.

- C’est à Marge. Il n’y touchera jamais.

- Il doit se sentir seul au milieu de tous ces souvenirs.

- Je pense que ça le réconforte.

- Hey, regarde !

Lorsque je me retourne, je m’attendais à tout, sauf à faire face à mon père.