Fyctia

Dans la cour, les dix véhicules de la confrérie sont rangés côte à côte devant la haute haie qui délimite une bonne partie de leur terrain. Une preuve rassurante que tout le monde est bien rentré, quoique Cian ne se soit pas attaché à demander les détails. Pendant un instant, le doute l’assaille. Il hésite à retourner à l’intérieur, mais se rassure en se disant qu’on l’aurait forcément prévenu si les dégâts avaient été plus que superficiels. Il prendrait le temps de vérifier le bon état des troupes en rentrant.

Les heures défilent, le temps dont il dispose dans une journée reste limité, jusqu’à la tombée de la nuit. Où les scénarios d’horreur reprennent inlassablement.

Cian se dirige vers l’un des véhicules qu’il déverrouille de loin, en glissant sa main dans la poche de son jean. Si la confrérie ne privilégie pas une marque plutôt qu’une autre, le type de véhicule reste similaire, leur couleur également. Toutes les voitures sont noires. Toutes sont des SUV. Cian se dispute en général le Discovery avec les jumeaux. Tout comme lui, ils apprécient son côté spacieux — assez pour rentrer leur deux grosses carcasses sans qu’ils se sentent à l’étroit — et sa conduite agréable. Une bonne chose qu’il parte sur le terrain bien plus fréquemment qu’eux.

Le moteur ronronne à peine quand il démarre, tout en discrétion. Lorsque le véhicule approche de l’immense portail protégeant l’enceinte de Darkwood, ce dernier le détecte et s’ouvre de lui-même. Un coup d’oeil dans le rétroviseur assure à Cian qu’il se referme bien, après son passage. Une précaution qu’il prend toujours, même s’il y perd une minute ou deux. Il ne s’éloigne qu’une fois certain que l’entrée du manoir est à nouveau verrouillée. En réalité, malgré ses presque trois mètres et son fer forgé, s’il devait être pris d’assaut par des chimères, il ne tiendrait pas longtemps. Il est plus efficace pour éviter les rencontres fortuites d’humains mal intentionnés… quoique Cian n’en ait pas vu beaucoup traîner dans les parages.

Darkwood Manor porte bien son nom. Il est perdu au coeur de la forêt, elle-même son homonyme, située en large périphérie de New Fort City. Elle encercle la ville et l’isole, lui donnant des airs d’enclave. D’aucuns considèrent la forêt comme une barrière. Pour d’autres, elle a plutôt des allures de barreaux de prison. Ce qui est certain, c’est que quitter New Fort sans passer par les méandres de Darkwood est impossible. Les routes créées pour la traverser ne sont jamais constantes. Trop souvent, les arbres se courbent sur les voies, les troncs bloquent le passage. Par endroit, elles se retrouvent coincées par des rochers, ayant probablement glissé à la suite d’éboulements. Quand elles ne sont pas simplement rendues impraticables par la nature ayant repris ses droits, ou par des voitures accidentées abandonnées là.

Il faut donc deux choses pour naviguer dans les bois : un excellent sens de l’orientation et de l’instinct. Ceux qui en manquent ne prennent en général pas le risque de s’y aventurer. Car aussi performants que puissent être leurs GPS en ville, ils sont tout bonnement inutiles au milieu de la forêt.

Peut-être que l’habitude joue également un petit rôle, dans la capacité qu’ont les Spectres à se repérer dans les vastes bois. Ils utilisent bien souvent les mêmes chemins. Quelques esprits aventuriers (sans surprise, ce sont les mêmes qui étaient contestataires pendant leurs jeunes années) s’amusent parfois à repérer d’autres façons de rejoindre la ville. Quand leurs escapades ne tournent pas à la catastrophe, elles sont d’une utilité précieuse pour la confrérie. Emerick prend même soin d’en garder une trace écrite.

Cela fait bien longtemps que Cian ne prend plus le risque de s’éloigner des chemins qu’il connaît le mieux. Il n’en a plus le temps, ni l’énergie. Même l’envie s’est dissipée au fil des années. Comme beaucoup d’autres.

Subitement, une masse surgit d’entre les arbres, dégringole et atterrit sur le chemin terreux en contre-bas, celui-là même que Cian parcourt depuis quelques minutes. Il écrase le frein, sans avoir le temps d’analyser la situation. Son véhicule s’immobilise brusquement. Son corps se retrouve projeté en avant, heureusement retenu par la ceinture de sécurité qui lui évite de s’éclater le visage sur le volant. Il lui faut tout de même quelques secondes pour recouvrer le fil de ses esprits. Il cherche des yeux l’animal qui a fait irruption sur sa route, une biche, ou un chevreuil, certainement. Il ne voit rien. La bête a sans doute eu une frayeur aussi grosse que la sienne et a pris ses jambes à son cou.

Mais, alors qu’il redémarre, une silhouette se relève, juste devant la Land Rover. Sous la surprise, Cian lâche sa pédale et la voiture cale. Ce n’est pas un animal qui lui fait face, mais un humain. Une jeune femme.

Elle tourne la tête dans sa direction, la peur dévastant les traits de son visage. À cet instant précis, pour Cian, le monde s’arrête de tourner. Le temps se fige. Tout se fige. Puis, brutalement, le choc le percute. D’une violence inouïe. Le choc d’une réalité impossible. Ridicule.

Son coeur s’emballe, sa tête se met soudain à tourner et la bile lui remonte la gorge. Sa respiration se fait saccadée, ses mains deviennent moites. L’image que lui renvoient ses propres yeux se brouille, et, l’espace d’un instant, il croit bien qu’il va défaillir.

Son cerveau refuse de coopérer. De faire une analyse rationnelle. Au lieu de quoi, il lui envoie des signaux simples, intelligibles. Comme pour éloigner la folie qui pourrait bien le guetter. Une séquence de faits. Logiques. Terribles, mais vrais. Rien que les faits.

Impossible.

Elle ne peut pas.

C’est impossible.

Elle est morte.

Morte.

Il y a dix ans.

Elle est partie.

Elle est morte.

Et pourtant, Allana se tient devant lui. Chétive, apeurée, loin de l’image qu’il a gardée d’elle. Néanmoins bien en vie.