Ania Jay Spectres Chapitre 5 - La confrérie (2)

Chapitre 5 - La confrérie (2)

Cian a revêtit sa voix la plus douce, celle qu’il réserve en général aux tout-petits. Il s’accroupit, pose sa main sur le genoux de la minuscule chose fragile, recroquevillée dans un coin du grenier, tremblante, de froid ou de peur, il ne saurait le dire. L’enfant relève ses yeux humides sur lui et sa lèvre inférieure trémule, alors qu’il peine à trouver les mots.


« Les autres… ils ont dit que c’est ma chambre, ici. »


Sa voix aiguë laisse passer les larmes qu’il ne sait pas retenir et ça lui fend le cœur, tout autant que l’exclusion qu’il vit, après son arrivée difficile qui date d’à peine quelques jours en arrière.


Tout en douceur, Cian tente d’aborder le problème à son niveau d’enfant.


« Mais non, voyons. Personne ne dort ici tout seul. Tu vois des lits, toi ? »


Damian secoue la tête, tandis que les larmes roulent sur ses joues. Elles manquent de rondeurs, ne peut-il s’empêcher de noter. On ne connaîtra probablement jamais l’histoire précise du petit dernier de la confrérie, mais cela semble sûr qu’ils sont arrivés au bon moment, dans sa vie.


« Voilà. Tu as le droit d’avoir un lit, toi aussi. Ne laisse pas les garçons t’embêter. S’ils sont méchants avec toi, tu viens me voir tout de suite. C’est d’accord ? »


Un nouvel hochement de tête, un peu plus timide, vient lui confirmer que son message est passé. Cian lui sourit.


Il réfléchira à comment gérer ce problème plus tard. Ce ne sera pas la première fois qu’il se retrouve obligé d’intervenir. Les adultes tentent de réguler ce genre de comportements avant qu’ils n’arrivent, mais ils ne sont pas toujours interceptés à temps. Le fait que Damian vienne de les rejoindre et qu’il soit le plus jeune de leur groupe — et de toute la confrérie, d’ailleurs — ne joue clairement pas en sa faveur.


Et puis, Darkwood est sous tension, ces derniers mois. Tout le monde le ressent. Si les plus âgés semblent le surmonter, à grand coups de questions indiscrètes et de théories saugrenues, les petits, eux, vivent très mal la tension. Afin d’en limiter l’impact négatif, Cian a pris en main la plupart des cours des enfants. Sa faculté à mettre sous scellé ses propres sentiments — si l’on évite de se référer à la catastrophe qu’a été cette nuit, bien entendu — lui permet de conserver un calme relatif dans sa classe. Au début, il avait mis en cause son allure intimidante, pensant que les petits se tenaient tranquilles par précaution. Puis, quand la ribambelle de morveux avait commencé à lui tourner autour, gais et détendus, braillards et plus épanouis qu’on ne les avait vus depuis longtemps, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Emerick avait donc décrété que Cian serait préposé aux classes des plus jeunes trois jours par semaine, plutôt qu’un seul. Une décision qu’il a bien tenté de contester, sans succès. Pour autant, il a fini par réellement s’attacher à son rôle.


Le jeune Damian se réfugie dans les bras de Cian, après qu’il l’a invité à le rejoindre. Il le berce doucement, d’abord sans un mot, en lui caressant les cheveux. Juste à ce moment, alors que la situation semblait sous contrôle, les larmes redoublent. Cian, déboussolé, lui demande s’il a mal quelque part. L’enfant se confie, aussi facilement, aussi spontanément qu’un petit être raconterait à ses parents pourquoi il est triste, et ce, bien que Cian soit presque un étranger, pour lui :


« Je veux voir ma maman. »


Cian n’aura jamais d’enfants, et Damian est la représentation même de toutes ses raisons. Il s’est juré qu’il ne ferait pas l’erreur de laisser venir au monde, par sa faute, un gamin susceptible de pleurer sa perte. Susceptible d’être livré à lui-même. Susceptible de souffrir dans ce monde en perdition. Jamais.


Pourtant, l’angoisse de cet petit garçon réveille en lui une infinie tendresse. Quand il le rassure ainsi, qu’il le protège autant qu’il peut, il réplique des gestes qu’on a eus avec lui. Des gestes instinctifs qui, d’une certaine façon, lui ont peut-être sauvé la vie. Il dépose un baiser sur son crâne et, tout doucement, lui chuchote :


« Je suis désolé, mon grand. Ta maman est partie.


— Oui, mais elle revient toujours me chercher », sanglote-t-il encore, persuadé d’une vérité qui, sans aucun doute, se serait avérée, sa mère eût-elle été en mesure de le faire.


Cian pince les lèvres. Il pose une main sur la tête de Damian, sans un mot, aussi perdu que lui.


Tous les Spectres sont orphelins, ou presque, pourtant il n’a jamais été amené à devoir l’expliquer à qui que ce soit. Encore moins à un enfant aussi jeune. Peut-on seulement comprendre ce concept, à quatre ans ? Comment lui expliquer que sa seule famille a été dévorée par une chimère, qu’elle ne reviendra jamais ? Il arrivera un jour où il sera en mesure de l’entendre, mais sans doute pas aujourd’hui.


Alors Cian fait quelque chose qu’il répugne viscéralement de faire en temps normal et qui, pourtant, lui paraît l’unique alternative possible : il lui ment.


« C’est vrai. Alors il faut que tu sois courageux et que tu l’attendes sagement avec nous. Tu es d’accord ? »


Il remue doucement la tête et renifle. Ses pleurs ne s’atténuent pas tout de suite, mais, à force d’être bercé par les chuchotements que Cian veut apaisants, la fatigue finit par avoir raison de l’enfant. Il le remarque à la manière qu’a sa tête de partir en avant, jusqu’à ce que son front atterrisse sur son torse.


Il remonte le petit de son seul bras valide pour le caler contre lui, laissant sa tête reposer sur son épaule. Comme il ne peut la maintenir de son autre main, il penche légèrement son corps en arrière pour s’assurer qu’il ne bougera pas.


« Accroche-toi bien, mon grand. »


Avec une précaution toute particulière, Cian descend les marches grinçantes.


« Mon doudou ! chouine Damian à mi-chemin entre la conscience et le laisser aller propre au sommeil qui s’empare de lui.


— Ah oui, on a oublié ton doudou. C’est rien, on va aller le récupérer. »


Il s’y tient, conscient qu’il n’y a pas grand-chose d’autre qui le lie à son passé et qu’il a encore besoin de cette ancre propre au jeune âge. Ils peuvent être une belle bande de brutes, par moment, mais même le plus bourru des Spectres fait preuve de délicatesse à l’égard des tout-petits.

Tu as aimé ce chapitre ?

13

13 commentaires

clecle

-

Il y a 10 mois

La dernière phrase résume parfaitement ce chapitre qui nous montre une autre facette de Cian. Jusqu'à présent, il apparaissait comme un homme capable de mettre sous scellé ses émotions = expression qui lui correspond tout à fait. Plutôt dur et froid. Je trouve ça chouette de nous montrer ici qu'il est capable de tendresse. Un personnage très nuancé donc et c'est top pour la suite de l'histoire parce qu'on a envie de voir ce côté là se développer chez lui.

Leo Degal

-

Il y a 10 mois

Trop mimi. Joli écho entre Mara et Kroon, et Cian et Damian, bien trouvé 👌 C'est aussi très chouette, cette facette du personnage du Spectre invincible, ça lui donne une dimension vraiment originale, qui le démarque de l'archétype plus classique du héros ténébreux. Bon, j'arrive au bout de tes chapitres, mais je lirai sans nul doute la suite au rythme de ta publication, c'était un plaisir jusqu'ici. Je ne suis pas une pro de l'UF et j'en lis peu, mais c'est une ambiance que j'apprécie, et je suis curieuse de voir comment tu vas développer ton intrigue. Jusqu'ici, je dois dire que c'est difficile, pour moi, de ne pas être team Humains, malgré le développement réussi de Mara. Le fait qu'elle ne remette pas en question l'idée de se nourrir d'humains (parce que c'est le plus pratique) me la rend moins sympathique, et justifie, pour l'heure, l'attitude des Spectres à leur égard. Mais ce n'est que le début ! Sauf si tu cries, je pense que je continuerai à te faire mes commentaires à mesure que je lis. Dis-moi si ça ne te convient pas (et ça ne t'engage évidemment à rien vis à vis de mon texte, je le fais par plaisir personnel). Merci pour l'échange, en tout cas !

Ania Jay

-

Il y a 10 mois

Je te remercie infiniment pour tes retours ! Je suis au travail, mais je prendrai le temps de m’arrêter sur tes commentaires, plus en détail. J’en ai déjà noté au fur et à mesure dans mon fichier de correction, ça m’a beaucoup aidé ! Et j’ai apprécié lire tes réactions au fur et à mesure, c’est très instructif, pour moi 🥰 je serai ravie que tu continues à me donner tes impressions, bien entendu ! Avec grand plaisir, même ! Ca ne peut m’être que bénéfique ❤️ Eeeet je suis très touchée que ça t’aie donné envie de connaître la suite de leurs aventures. J’ai écrit, à ce stade, 90k mots. Ce qui correspond à un peu plus de la moitié du roman… si tout suit son cours normalement 🤣 C’est pour ça que beaucoup de questions sont soulevées et restent pour l’instant sans réponse : c’est une brique, ce roman ! Le début prend un peu son temps 🤭 (De mon côté, je reprends ma lecture au plus vite ! J’espère que mes retours te seront aussi bénéfiques que les tiens l’ont été pour moi 🥰)

Krystal Flower

-

Il y a 10 mois

Mode bookboyfriend activé ;)
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.