Sonja Kourakine Sous le soleil de la lune Chapitre 14

Chapitre 14

Le mat (à l’envers) : cet arcane du tarot de Marseille représente l’inconnu, l’errance sans issue, l‘égarement et l’incompréhension face à une situation compliquée. Le sujet peine à retrouver son chemin.


Ils continuèrent leur cavale jusqu’en fin d’après-midi et s’arrêtèrent près d’une grande étendue d’eau avec au loin les montagnes rocheuses. Il n’y avait pas d’abri cette fois-ci mais de l’eau à profusion. Lorsqu’il libéra le cheval, celui-ci galopa jusqu’au lac et batifola joyeusement. Allan sourit devant ce spectacle et prit à partie Rébecca comme si elle participait à l’échange et à la scène :


— Regarde-le s’amuser ! Il est vigoureux l’animal ! Il mérite un bon bain pour se remettre.


Allan laissa l’étalon s'ébattre puis le rattrapa, le pansa et l’attacha à une lourde souche près de laquelle il avait installé leur campement. Il s’occupa de Rébecca, lui nettoya le visage, recoiffa ses cheveux en une tresse bien serrée et lui donna à manger. Ils leur restaient encore deux ou trois jours de nourriture ce qui, d’après les calculs d’Allan, devrait leur permettre de trouver les Dakotas. Le jeune homme resta assis près d’elle dans un silence reposant jusqu’à la nuit tombée.


Comme les soirées étaient fraiches, Allan déposa sur les épaules de Rébecca une couverture. Ses yeux étaient toujours fixes et perdus vers un horizon inconnu. Il stimula son attention en lui narrant à nouveau une histoire.


— Tout à l’heure quand j’ai vu l’étalon s’ébrouer dans l’eau je n’ai pu m’empêcher de penser à ce cheval fantastique nommé l’each uisge. Il vit dans les mers et dans les lochs. C’est de loin la créature la plus dangereuse de toute l’Ecosse. Il possède une robe et une allure magnifique et attire inexorablement les hommes qui se trouvent sur son chemin. Rien ne semble le distinguer d’un vrai cheval à part peut-être une crinière humide d’où perle de l’eau. Son pelage lisse comme celui d’un phoque est d’une incroyable beauté et incite les hommes à le chevaucher. Hélas ! la peau de l’animal est adhésive et retient son cavalier. Il emporte alors son prisonnier dans les tréfonds des eaux pour le noyer et le dévorer. Mais il existe un moyen de contraindre l’animal en le rendant inoffensif : il faut lui dérober sa bride.


Allan s’arrêta un instant pour boire puis il reprit son récit que même le cheval semblait écouter.


— Dans les profondeurs du loch Garve vivait un cheval ondin et son épouse. Cette dernière avait toujours froid et ne supportait plus l’antre humide et cachée qui convenait parfaitement à son mari. Il n’y préta guère intérêt les premiers temps jusqu’à ce qu’il vît son épouse de plus en plus malheureuse et dépérir. Il repartit à la surface et prit l’apparence d’un magnifique étalon noir pour se rendre sur les terres d’un célèbre bâtisseur. Attiré par la beauté et la fougue de l’animal, l’homme s’approcha et monta sur son dos. L’each uisge partit au galop emmenant l’homme dans les profondeurs marines. Le bâtisseur, persuadé qu’il allait mourir, priait en ces derniers instants. Quel ne fut pas son soulagement quand il comprit que le monstre ne le dévorait pas. Par un étrange sort, un miracle peut-être, il put respirer sous l’eau. Le monstre l’invita dans sa demeure humide et glacée. Il laissa le cavalier descendre et lui expliqua la douloureuse situation que vivait sa femme En échange de ses services de bâtisseur, il promit de ne jamais lui faire de mal ainsi qu’à sa famille et il lui fournirait même du poisson à profusion jusqu’à sa mort. Le bâtisseur accepta et construit une magnifique cheminée qui traversait les ondes sombres du loch. Une fois l’ouvrage terminé, il alluma un grand feu qui doucement réchauffa le repaire. Le visage de la femme each uisge s’illumina de bonheur. Le bâtisseur fut raccompagné à la surface où le temps semblait s’être arrêté depuis son départ. Sa famille et lui-même ne manquèrent jamais de poisson. Quant à la dame each uisge, elle ne souffrit plus jamais du froid même quand les eaux du loch furent gelées. Il parait qu’encore de nos jours, une partie du loch ne glace jamais, réchauffée certainement par le feu qui crépite dans la cheminée de l’antre marine.


L’habituel et profond silence reprit sa place une fois qu’Allan se tut. Comme la veille il s’endormit sur l’instant.

Sa nuit fut agitée, peuplée de fées et de chevaux menaçants. Il sentit soudain une main glaciale le caresser. Rébecca ! C'était Rebecca ! Elle était debout, lui souriait et montrait du doigt le cheval.


— Il se nomme Whisper. Je l’ai eu alors qu’il n’était qu’un poulain. J’y suis sincèrement attachée. Mon père devait bientôt le vendre. Je ne te remercierai jamais assez de l’avoir pris avec toi.


Elle s’approcha de lui et lui posa une main sur son épaule.


— Je suis prisonnière d’un lieu effroyable. Mon père m’y poursuit. Mais tes récits me sont d’une précieuse aide. Grace à toi j’ai retrouvé le chemin pour fuir les ténèbres : j’ai pu trouver le royaume des fées. Au bord du loch qui bordait ce domaine féérique, un magnifique étalon blanc vint à moi et m’emmena dans les profondeurs marines. Il voulut me dévorer mais eut pitié en entendant mon récit. Nous avons traversé les lochs puis les mers. Il me cacha sur une île aux falaises abruptes, là où des phoques m’offrirent une peau à l’intérieur de laquelle me blottir. J’ai nagé durant des heures dans les eaux sombres et glacées. Continue à me narrer tes légendes, je finirai bien par trouver un passage pour te rejoindre.


Allan se réveilla en sursaut trempé de sueur. Perdait-il la raison ?

Il pivota vers Rébecca toujours inerte. Mais quelle stupeur lorsqu’il la découvrit glacée et trempée ! Il se précipita avec les couvertures pour la sécher et la réchauffer. Lorsqu’il passa ses mains sur sa tresse pour ôter l’eau qui dégoulinait, une algue s’accrocha à ses doigts tremblants.

Un frisson d’horreur le saisit jusqu’aux os : se pourrait-il que tout cela soit vrai ?

Il regarda le cheval et chuchota « Whisper ? ». L’étalon tourna la tête et souffla des naseaux.


Si ce qu’il avait vu en songe était vrai, Rébecca était enfermée et perdue quelque part dans un autre monde.

Tout en ébranlant la rationalité de son esprit, cette situation des plus déstabilisantes faisait écho aux croyances que son aïeul lui avait transmises. Il était au croisement de deux réalités. Le jeune homme dodelina de la tête : une migraine commençait à creuser son lit dans les dédales de son cerveau.

Pour se rassurer et couper court à ses tourments, il considéra que la meilleure des solutions malgré le manque évident de raison, était dans l’immédiat de continuer ses narrations espérant trouver de l’aide auprès des Dakotas.


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10 commentaires

Serena Salvatore

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Il y a 5 ans

Olala j’ai l’impression que de chapitre en chapitre c’est encore plus profond encore plus beau. J’ai adoré découvrir cette légende, et ce revirement de situation quand Rebecca lui parle dans son rêve en lui disant qu’elle les a rencontré, c’est brillamment amené ! Cette double temporalité que tu ouvres nous intrigue et nous emmène. Ton récit est génial !

Cinnae

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Il y a 6 ans

On est quasiment dans une quête spirituelle, peuplée de contes et légendes... C'est superbe

Sonja Kourakine

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Il y a 6 ans

Merci

Sand Canavaggia

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Il y a 6 ans

Eh oui c'était sûr ce moment...elle revient, un principe qui existe car bien souvent cest dans nos têtes quils parlent viennenten rêve ou coma ou tout autre forme de léthargie...et pour moi encore de bons moments de lecture...

Sonja Kourakine

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Il y a 6 ans

C est exactement ça !

SamanthaMorgan1711

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Il y a 6 ans

Bonne idée de faire intervenir Rebecca par le monde des rêves, ça relance un peu l'intrigue.

Sonja Kourakine

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Il y a 6 ans

Merci !

rigolotte

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Il y a 6 ans

Je suis impatiente de lire la suite !
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