Fyctia

Il approche, l'air inquiet. Il porte mon manteau et ma pochette. Je ne m'étais même pas rendu compte que j'avais froid.

Il m'aide à enfiler mon manteau, sans un mot.

— Tu veux qu'on marche un peu ? propose-t-il.

J'accepte volontiers. Il a remis son duffle-coat, son bonnet et son écharpe par dessus son smoking. Il a même pris son appareil photo, preuve qu'il n'a pas l'intention de retourner au dîner.

La tête baissée, je marche lentement, mal assurée sur mes talons, toujours bouleversée. Je n'ose pas croiser le regard de Bastien. Qu'est ce qu'il doit penser de moi ? Tant pis, je ne vais pas commencer à m'inquiéter de l'image que je renvoie à un homme qui porte une écharpe de supporter du Paris Saint-Germain sur un smoking.

Nos pas nous mènent jusqu'à la place de La Concorde, illuminée par un éclairage sophistiqué. J'ai l'impression d'être dans le décor d'un film. L'Obélisque de Louxor se dresse droit devant nous. Nous prolongeons notre promenade vers l'une des deux fontaines en fonte et ses statues.

Bastien s'arrête et s'adosse au rebord de la cuve. Je l'imite. La plupart des badauds sont rentrés se mettre au chaud. Mon colocataire enlève le capuchon qui protège l'objectif de son Reflex. Je l'observe à la dérobée pendant qu'il utilise son matériel. Je le regarde faire attention à la luminosité, chercher le meilleur angle, immortaliser l'envol d'un groupe de pigeons ou l'intimité d'un couple qui se croit seul au monde à l'autre bout de la place.

— Tu aimes ça, on dirait ?

Il détache un instant son œil du viseur pour me regarder.

— Oui, j'ai toujours aimé ça. Mais je ne suis pas très doué.

Il grimace. Je souris. Je me sens beaucoup mieux. L'atmosphère me paraît plus légère. Le froid qui s'infiltre par bourrasque sous mon manteau est vivifiant, agréable.

Un clic et un flash simultané viennent surprendre ma rêverie. Bastien me sourit et prend une nouvelle photo de moi.

— Désolé, je n'ai pas pu m'en empêcher.

— Et le droit à l'image, tu connais ?

— Tu n'avais qu'à pas être un aussi bon modèle.

— Tu n'es plus obligé de me flatter, tu sais. J'ai déjà accepté de t'accompagner à la cérémonie !

Il incline légèrement la tête, me dévisage de biais de ses yeux noisette :

— Et tu t'es finalement sauvée comme une voleuse...

Je m'assombris, détourne le regard.

— Je suis désolée... ça n'avait rien à voir avec toi.

— Je sais.

— C'est juste que toute cette comédie, cette hypocrisie... c'était trop pour moi.

— Je comprends.

Je le crois. C'est l'une des premières fois où nous ne sommes pas en train de nous chamailler gentiment. J'aime bien nos taquineries mais j'apprécie encore plus qu'il sache les mettre de côté en ce moment précis.

J'ai le regard perdu vers l'église de la Madeleine que je devine au loin. Un flash m'aveugle de nouveau. Le paparazzi improvisé s'excuse encore une fois mais ses yeux le contredisent.

— Pardon. Mon doigt a appuyé tout seul sur le bouton... Tu sais que t'es pas mal non plus quand t' es perdue dans tes pensées ? ... Et je dis pas ça parce que, comme je l'avais prédit, tu es à tomber dans cette robe noire... ajoute-t-il, m'arrachant un rictus.

Ses yeux s'attardent un peu sur mes jambes qu'on devine en transparence sous un fin collant noir. Mon corps se réchauffe sous son regard tandis qu' il prend un nouveau cliché. Je déglutis.

— Je ne crois pas que tu puisses utiliser cette photo pour ton article !

— Promis. Je la garde rien que pour moi.

Je secoue la tête, mi-gênée, mi-amusée.

Il s'approche, si près que je ne sens plus le vent. Mais je n'ai pas l'impression d'étouffer non plus, je suis bien. Je n'ai pas de mouvement de recul. De toute façon, je risquerais de finir les fesses dans la fontaine. Il me domine de toute sa hauteur. Ses doigts effleurent mon visage tandis qu'il murmure :

— On va en faire une autre...

De sa main gauche, il oriente doucement mon menton. La droite tient son Reflex. Il plisse un peu les yeux en m'étudiant comme si j'étais une œuvre d'art, replace délicatement une mèche de cheveux derrière mon oreille. Je me laisse faire, troublée par le contact de ses doigts, son souffle chaud que je sens sur mon front, l'odeur de son parfum...

— Voilà... Là, comme ça, c'est parfait... Bouge plus...

Il retire lentement sa main, laissant un léger frisson sur ma peau et recule de quelques pas avant de me photographier.

Satisfait, Bastien revient rapidement vers moi pour me montrer le cliché qui s'affiche sur son petit écran. Nous sommes tous les deux penchés sur son appareil, nos joues se touchant presque. Prévenant, Bastien passe un bras derrière mon dos pour s'assurer que je ne tombe pas à la renverse dans la fontaine.

J'ai toutes les peines du monde à me focaliser sur l'appareil plutôt que sur le contact de son bras autour de ma taille. Malgré l'épaisseur de mon manteau, j'ai la sensation de sentir sa chaleur corporelle. Je fais mon possible pour articuler une phrase cohérente :

— J'avoue que pour une fois, je me trouve pas si laide sur une photo...

Il relève les yeux de son appareil et plante son regard dans le mien.

— En vrai non plus, t'es pas si laide...

Je souris mais j'ai de plus en plus de mal à soutenir son regard intense. Bastien reporte son attention sur son appareil avec un petit sourire en coin.

— C'est vrai que je deviens doué, ironise-t-il devant le portrait de moi. Je crois que tu m'inspires...

Je glousse nerveusement. Je l'inspire ? Rien que ça ! Qu'est-ce qu'il lui prend ? Essaie-t-il réellement de me draguer ? Je suis complètement perdue. Je le dévisage comme si je pouvais déchiffrer ses véritables intentions derrière ce masque taquin qu'il affiche en quasi-permanence.

— J'ai envie de t'embrasser...

Sa phrase me fait l'effet d'une décharge électrique qui me traverse le corps. Ai-je bien compris ? Une lueur de désir voile son regard. Ce dernier s'attarde un peu sur mes lèvres... J'ai ma réponse. Ma gorge s'assèche instantanément. Je ne sais pas trop quoi en penser. D'un côté, nous sommes célibataires tous les deux, il me fait rire, son regard me plaît et je suis touchée de le voir si attentionné avec moi, ce soir. De l'autre, nous sommes colocataires et quelque chose me dit que si nous nous embrassons maintenant, ce baiser pourra gâcher notre cohabitation...

Bastien ne me laisse pas plus le temps de tergiverser. Ses doigts reprennent le chemin de mes cheveux comme ils l'avaient fait un peu plus tôt pour prendre sa photo. Mais cette fois, il dépose en même temps délicatement ses lèvres sur les miennes. Je suis surprise par son initiative. Par son contact chaud sur ma bouche, aussi. Je me rends compte que je n'en avais pas juste envie, j'en avais besoin. C'est agréable, doux et réconfortant. J'en veux plus. Je lui le fais comprendre. Il ne tarde pas à m'embrasser plus langoureusement, encadrant mon visage de ses deux mains. Je ferme les yeux. Son écharpe me chatouille le cou. Je n'ai plus peur de perdre l'équilibre. Il me retiendra ou on tombera tous les deux.