Fyctia

" Les meilleurs moments dans la vie à deux, c'est quand on est tout seul " - Pierre Dac

Je suis surprise en ouvrant la porte de mon appartement. Bastien a mis la table et mon tablier rose, trop petit. J'ignore ce qu'il a préparé mais ça sent les épices jusque devant l'entrée.

Il me salue depuis la cuisine tout en s'activant près du four.

— Il était temps que tu rentres ! J'ai failli cramer le saumon !

Incrédule, j'ôte mon manteau, dépose mon sac à mains et le rejoins dans la cuisine.

— Le saumon ?

— Oui, ce soir, c'est pavé de saumon sur lit de poireaux ! OK ?

— Euh... OK ...

— Quoi ?

— Rien. C'est juste que quand tu m'as dit que tu lavais ton bol après ton petit-déj', j'ai cru que ça voulait dire que tu ne faisais que ça !

Il sourit de toutes ses dents.

— C'est pour fêter notre première semaine de vie commune !

J'ironise.

— C'est pas vrai ? J'ai survécu une semaine ?

Il me fait signe de m'asseoir à table.

— Oui, plus que un mois et trois semaines à tenir !

— Ou moins !

Il me regarde étrangement, son plat brûlant entre les mains, au lieu de le poser.

— Bah oui, si jamais tu trouves un nouvel appart' avant...

— Ah, oui. Bien sûr.

Il pose enfin le plat et commence à nous servir.

Son saumon est délicieux.

— Bon, et si tu me parlais un peu de toi ?

Je repose lentement mes couverts, un peu perturbée par cette entrée en matière. Depuis qu'il a emménagé, nous essayons le plus possible de ne pas empiéter sur l'espace vital de l'autre et nous ne nous sommes encore jamais retrouvés attablés tous les deux ensemble, le temps d'un dîner.

— Qu'est-ce que tu veux savoir ?

— Bah, je sais pas moi... ce que tu as envie de me raconter... Tiens, par exemple, parle-moi un peu de tes ex !

C'est sûrement la dernière chose dont je voudrais lui parler ! Je crois que je préférerais encore débattre une fois de plus de Star Wars avec lui. Il a débarqué avec toute une collection de DVD et de produits dérivés qui m'a laissée de marbre. Il ne comprend pas que je puisse ne pas avoir vu tous les volets de cette saga. Je lui ai dit que je m'étais lassée en cours de route. Mais je n'ai pas osé lui avouer que ça signifiait, en vérité, que je n'avais même pas vu le premier épisode en entier.

— Crois-moi, il n'y a pas grand chose à dire sur mes ex...

— Quand même ! Tu es sorti avec Aurélien Dasc ! Il doit bien avoir des trucs à dire sur lui. Par exemple, qu'est-ce que vous faisiez ensemble ?

Je l'observe du coin de l'œil. J'ai l'impression qu'il est prêt à dégainer son calepin et son stylo comme la première fois où il était venu à mon cabinet. Une déformation professionnelle ?

J'inspire un grand coup :

— Je sais pas... Ce que font les couples en général. Je lui racontais ma journée, il me parlait de la sienne. On commandait à manger. On matait des films... Mais pas Star Wars !

Je vois comme une lueur de déception dans le regard de Bastien qui m'amuse.

Je fouille un peu plus dans mes souvenirs.

— Le matin, je lui préparais un jus spécial qu'il adorait...

Mon colocataire se redresse subitement sur sa chaise.

— Ah oui ? Quel genre ?

Je hausse les épaules.

— Oh, un truc vraiment bizarre, un mélange de jus d'orange, de betterave, d'épinards et de carottes avec du gingembre et...

— Tu pourras me le faire ?

Je le dévisage. En général, les gens ont peur de mon jus. Surtout quand je commence à énumérer la liste des ingrédients. Même Rose n'a jamais voulu le goûter.

Il insiste comme un gamin devant un étalage de bonbons.

— S'il te plaît !

— Si ça peut te faire plaisir...

— OK ! Tu me noteras ce qu'il faut acheter, j'irai faire des courses. Et quoi d'autre ?

— Comment ça "quoi d'autre" ?

— Vous faisiez quoi d'autre de spécial entre vous ?

— On se tartinait tout le corps d'un mélange d'algues et de piment en récitant des poèmes en latin.

J'ai du mal à garder mon sérieux tandis qu'il m'observe avec un mélange de fascination et de curiosité.

J'explose finalement de rire.

— Tu te moques de moi ? percute-t-il enfin.

— Mais enfin, pour qui tu me prends ? J'ai l'air aussi cinglée que ça !

Il ne répond pas tout de suite et je me sens soudain vexée.

— Non, mais sérieusement ! Tu crois que je suis folle ?

— Mais non, pas du tout...

Il n'est pas du tout convaincant.

— Alors, toi, tu me poses des questions bizarres sur mon ex, tu veux goûter à mon jus spécial, tu crois qu'il y a des gens qui se recouvrent le corps d'algues et de piment et qui parlent encore le latin au 21ème siècle et c'est moi qui suis pas normale !

— Je n'ai jamais dit que t'étais pas normale ! Et tu devrais te sentir flattée. Il vaut mieux être spéciale que banale...

— Mais je ne suis pas spéciale !

Il fait la moue.

— Si tu veux...

Il reporte son attention sur son assiette. Il m'horripile mais je prends sur moi. J'essaie de me souvenir qu'il a fait des efforts ce soir en préparant le dîner. Il est juste maladroit.

— Dis, tes autres ex, ils en buvaient aussi de ce jus spécial ?

J'écarquille les yeux. Je n'arrive pas à y croire. Son cerveau est resté fixé sur ce jus dégueulasse. D'un coup, je m'inquiète de ce qu'il a pu préparer pour le dessert.

— Pas tous, ça dépend...

Bastien opine, l'air grave. Je ne savais pas qu'on pouvait être aussi sérieux au sujet de jus.

— Et ils étaient comment tes autres ex ? Ceux d'avant Dasc ?

Je plisse les yeux.

— Tu rédiges un article sur les femmes célibataires ou quoi ?

Il baisse la tête, j'ai l'impression qu'il est gêné. Mais il se reprend très vite et se défend :

— Non, je m'intéresse à ma colocataire, c'est tout...

Je soupire.

— Ils étaient tous un peu paumés, je crois... Entre deux boulots, entre deux filles, pas tout à fait adulte mais plus des enfants non plus... Tu vois quoi, un peu comme...

— Comme moi, me coupe-t-il.

Je réfléchis. Oui, peut-être un peu comme lui. Mais où veut-il en venir ?

— Et tu sais ce qu'ils sont devenus ?

Je repense à Loser4 qui est maintenant un architecte de renom, puis à Loser2 dont je n'ai absolument aucune nouvelle et à qui je n'ai pas du tout envie de penser.

Je me lève de table et me dirige vers le frigo.

— Bon, tu sais quoi Bastien ? On va rajouter une nouvelle ligne à notre règlement.

Je retire les magnets qui maintiennent la feuille et m'en empare.

Règles de survie pour Bastien :

Pas de filles, pas de Nappo, ni aucun autre être vivant susceptible de perdre des poils

Interdit de parler d'Aria Fleury, de critiquer Ryan Reynolds, de s'endormir tout nu sur le canapé

Salle de bain réservée à Clem' tous les matins de 6 h 40 à 7 h 20 en semaine

Interdit de pénétrer dans la chambre de Clem' même en cas d'extrême urgence *

( * Je soussignée Clémentine Fleury certifie que Bastien Reno ne pourra en aucun cas être tenu responsable de ma mort si un incendie venait à se déclencher en pleine nuit et qu'il n'aurait pas pu venir me sauver)

Je rajoute :

Interdit de parler des ex de Clem'

Bastien semble encore plus dépité que quand je lui ai appris qu'il ne pourrait pas faire venir de filles dans l'appartement.