Senefiance Senefiance Chapitre 1

Chapitre 1

Le ciel pleure et les tambours grondent.


La pluie se confond avec mes larmes, ma rage. J’attrape les doigts crispés de maman et referme ma main sur sa peau frémissante. Meurtries, nous avançons sous le poids de l’unique flèche de la cathédrale de Dol. L’édifice, ancien évêché de la Bretagne, témoin de l’histoire et de nos vies, pointe vers le firmament avec toute sa domination spirituelle.


Je fixe le cercueil trop massif, devant moi. Mes pas suivent le rythme de cette sombre matinée, mais mon cœur se déchire un peu plus à chaque mouvement. Le glas résonne dans ma tête, telle une plainte douloureuse, entremêlée avec les notes des bombardes et des binious. Péniblement, nous avançons entre les rangées de capes noires et blanches, confréries aux yeux des humains, un monde caché pour nous autres, les senefiances.


À l’intérieur, la luminosité des nombreuses compositions florales ne réussit pas à adoucir l’austérité ambiante et mes frissons. Les courants d’air et les émotions ne cessent d’envelopper mon corps et d’affoler mon épiderme.


Pour l’assistance, l’heure est au recueillement, pour moi à la vengeance. Les capuchons couvrent tous les visages de l’assemblée, cachent la tristesse, le respect, mais également les faux semblants et la trahison. Seulement, c’est l’inquiétude qui domine. J’ose enfin le dire, mon père n’est plus ! Ce jour sans couleur sera le premier sans lui, mais aussi la fin d’un équilibre millénaire.



La lecture interminable des textes sacrés laisse place au tournoiement d’adieux autour du cercueil. Mes poings se serrent. J’observe le ballet des mains sur le bois de chêne, l’effleurement des doigts anonymes, à la recherche de ceux qui salissent sa mémoire et sa dépouille, à l’affût d’une phalange écorchée. Celle d’un meurtrier !


L’essaim funeste se disperse enfin, me laissant seule avec maman et cette boîte trop petite pour contenir le vide qu’elle représente. Délicatement, je baisse sa capuche blanche sur ses épaules, les yeux submergés, les traits tirés vers le bas, elle caresse avec son index les moulures vernies. Avec beaucoup d’hésitation et d’appréhension, je pose à mon tour ma paume sur le cercueil.


— Aurore, non ! crie-t-elle en tentant de retirer ma main.


— J’ai besoin de savoir, maman…


Je ressens un déséquilibre et mon corps est absorbé par une force invisible, les images des dernières heures se rembobinent, tandis que je me déplace dans un vortex, prenant à présent position dans une ruelle sombre de notre bourgade. Je suis mon instinct et m’avance dans l’obscurité de l’impasse de l’enfer. L’odeur métallique me donne le haut-le-cœur, celle du sang, celui de mon père !


Ma main tremblante lâche mon téléphone portable, unique source d’éclairage. À tâtons, mes doigts cherchent l’appareil sur le sol. Je l’extirpe d’une flaque sordide et visqueuse dont je devine la couleur aussi vive que la colère me dévorant de l’intérieur. Des spasmes me secouent violemment. Ma carcasse dégueule mon effroi, mon chagrin et l’inacceptable. Au bord de la rupture, je progresse misérablement vers lui. Le bref passage de la lumière sur son visage rougeoyant et défiguré m’inflige une nouvelle dose de douleur.


“Putain de sadique ! J’aurais ta peau ! "



Je glisse ma paume sous la sienne encore tiède, mais il ne la devine pas, ni mon amour inconditionnel. Est-ce qu’il souffre ? a-t-il peur ? est-il encore là ? Le pouvoir de la connexion des âmes a ses limites. Tous mes sens fonctionnent : je peux voir, sentir, entendre, ressentir. À l’opposé, ma visite dans le souvenir d’un esprit sur le point de nous quitter me rend invisible, imperceptible. Regarder cette vie inachevée abandonner son corps est une torture, ne pouvoir le sauver est un châtiment.


Un reniflement attire mon attention, je dirige le faisceau en direction du bruit et aperçois une silhouette sombre appuyée contre un mur, à quelques pas de moi. C’est le meurtrier, j’en suis convaincue ! J’aimerais lui faire face, mais je ne peux pas agir. Je hurle ma frustration pendant de longues minutes, laisse la haine envahir mon être et mes phalanges décharger mes sentiments contre le goudron. J’enregistre dans ma mémoire le seul indice concret, un tatouage des bestiaires sur l’avant-bras de cet individu, objet de ma vengeance.


Je sens ma connexion avec l’âme de mon père diminuer, il nous quitte et le présent me rappelle. J’appose un baiser sur son front et me laisse transporter dans la spirale du temps.



L’atterrissage est brutal. Laminée par cette situation cauchemardesque, je reste quelques secondes recroquevillée sur les dalles de la cathédrale. Tandis que la voix de maman se rapproche, mes yeux se posent sur ma cape et mes mains imbibées de sang. Je m’essuie sur le tissu tant bien que mal, ôte rapidement mon vêtement et le roule en boule.


Éprouvée, ma poitrine se sert.


Souffler. Je veux seulement souffler.


Pleurer. Juste encore quelques larmes.



Je traverse précipitamment la nef, caressée par les mots et les gestes compatissants de maman. Dehors, un discret rayon de soleil réfracté par les gouttes d’eau, promesse d’un jour plus doux, fait son apparition. La tête baissée, je laisse mes larmes suivre la gravité. Elles s’écrasent, les unes après les autres, aussi lourdes que ma détermination.


Vindicative, je sèche mon visage, tandis que ma dernière marque de chagrin se brise sur la botte d’un garde planté devant moi.


— Aurore Briantais, les assesseurs requièrent votre présence !





















Tu as aimé ce chapitre ?

16

16 commentaires

Rz books

-

Il y a un an

Like de soutien 😉 N'hésite pas à t'abonner à mon compte et aller jetter un œil à mon histoire 😊

Marion_B

-

Il y a un an

très belle façon d'écrire!

Adele Maine

-

Il y a 2 ans

Je te souhaite un bon concours !

Dahlia Tara

-

Il y a 2 ans

Bon concours !

Senefiance

-

Il y a 2 ans

Merci

Anna C

-

Il y a 2 ans

Bienvenue dans le concours, plus un like ! Hâte de savoir la suite ! ^^

shane

-

Il y a 2 ans

Je te lis depuis un moment et j'adore ta façon de décrire ce que tes personnages ressentent.

0Lullaby

-

Il y a 2 ans

"tandis que ma dernière marque de chagrin se brise sur la botte..." J'adore la formulation de cette phrase

Mary_Btt

-

Il y a 2 ans

C'est une belle intrigue !

Livia Tournois

-

Il y a 2 ans

Eh bien ! Un début dans les tourments du deuil et de la souffrance. On devine de suite que la vengeance sera le mot d'ordre dans ton intrigue !
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.