Fyctia

— Il a fait quoi ?!

La cuillère qui s’échappe des mains de Joyce se fracasse contre son assiette dans un tintement métallique. J’aurais bien reporté mon attention sur les autres clients du Pop’s afin de m’excuser pour le boucan que l’on fait depuis que l’on s’est installé à notre table, mais je suis pétrifiée par le regard de ma meilleure amie. Le visage rouge et les lèvres pincées, je ne serais pas étonnée si de la fumée se mettait à sortir de ses oreilles.

— Barbie, je te préviens : il est hors de question que tu continues de laisser un mec te traiter de cette façon ! tempête-t-elle.

— Je…

Je triture mes doigts, mal à l'aise. Ma bouche s'entrouvre pour articuler une réponse, mais elle ne m'en laisse pas le temps.

— Non, mais sérieusement, j’hallucine ! Je savais que j’aurais dû venir avec toi ! Quel imbécile ce mec ! Hein, mais pourquoi je reste polie ? Je devrais l’insulter sur quatorze générations, tiens !

Les gesticulations frénétiques qui accompagnent sa tirade dessinent un sourire timide sur mes lèvres. Quand elle le remarque, son expression se fait plus douce. Elle attrape mes paumes sur la table et plante son regard dans le mien.

— J’espère que tu sais que tu y es pour rien. Tu le sais, n’est-ce pas ?

Est-ce que je sais que je n'y suis pour rien ? Eh bien... Pour samedi soir, oui, je suppose. Enfin. C’est juste que… Ce n’est pas si simple, voilà tout.

— Pourquoi il s’est comporté comme ça celui-là ? Tu l’as remis à sa place au moins ? Dis-moi que tu lui as mis un coup de genoux bien placés dans les parties, s’il te plait !

Cette fois, je ne peux pas m’empêcher d’éclater de rire. Rapidement, son hilarité se joint à la mienne. Si je me sens plus légère, je n'oublie pas son interrogation qui flotte encore entre nous tel un lancinant, impossible à chasser. Mais comment trouver les mots adéquats ? Comment pourrais-je ne serait-ce que définir cette soirée ? Grotesque ? Rocambolesque ?

Moi, j’aurais misé sur fantastique ou formidable, mais…

Mais toi, on ne t’a pas sonné.

Dans l’espoir de gagner du temps, j’attrape ma tasse remplie de chocolat chaud et souffle dessus, alors même que le liquide ne doit plus être si chaud, depuis le temps. Joyce assiste à mon manège et s’impatiente. Ses doigts martèlent la table et attirent mon regard. Leur proximité avec la panière à pain m’apparait comme dangereuse. Discrètement, j’essaie de les en éloigner, mais elle n’arrête pas de les repositionner. Mais je suis censée lui dire quoi au juste ! Que mon ex a piqué une crise de jalousie parce qu’il a cru que je sortais avec ami Aaron ? Qu’il a raconté cette ineptie à l’ensemble de nos amis et que, plutôt que de le démentir, on a décidé de jouer le jeu, tout ça parce que j’ai eu un maudit élan d’égo ?

Hm, et bien, comme ça ? Ça me parait pas si compliqué.

Bah voyons, avec toi, tout parait si simple ! Sauf que non, c’est bien plus complexe que ça. D’autant que, maintenant, on se retrouve à devoir partir en voyage pendant deux semaines avec plusieurs d’entre eux, dont mon satané ex, sans avoir décidé si l’on poursuivait ou levait le voile de cette mascarade…

« Séduis-moi, si tu peux ».

Bon sang, mais qu’est-ce qu’il m’est passé par la tête ! Plus je repense à ce moment en particulier, plus je me dis que j’ai dû être possédée. Ce n’est pas possible autrement. Je veux dire, on parle de moi, Amelia Jones. Ce n’est pas comme si j’étais connue pour ma témérité ou pour mon…

— Aïe !

Je me frotte le front même en l’absence de douleur et contemple le morceau de pain qui gît maintenant dans mon assiette. Mes yeux balaient le visage de ma meilleure amie avant revenir sur la preuve de son crime.

— Mais qu’est-ce que ne tourne pas rond chez toi ? m’écrié-je. Ça te prend souvent de balancer du pain à la figure des gens comme ça ?

La sorcière chasse une poussière imaginaire sous ses ongles

— Seulement à ceux que j’aime le plus…, ou qui ne me répondent pas. J’attends, Barbie.

Je pousse un profond soupir. Puisqu’elle ne me laisse pas le choix, je passe aux aveux. Cette fois, je n’omets aucun détail : pas même la danse, pas même ma proposition ridicule. Joyce écoute mon récit sans m’interrompre, bien qu’elle ne puisse pas s’empêcher de le ponctuer d’exclamation colérique ou de petits cris d’excitation aigus. J’y ajoute les évènements de la matinée, à savoir que je suis allée voir Sienna afin d’obtenir des jours de congés. Bien entendu, ma cheffe ne s’est miraculeusement pas décidée à me sauver la mise en me disant qu’il était hors de question que je parte si longtemps. Avec le sourire le plus éclatant que je lui ai jamais vu, elle m’a accordé — imposé même — trois semaines à compter de cet après-midi à condition que ma binôme soit d'accord. Je n'ai même pas pris la peine de formellement poser la question à Joyce, puisque je sais très bien qu'elle va être la première à me pousser dans l'avion, de toute façon… Quand j’ai enfin terminé, j’ai l’impression d’avoir effectué un marathon. Le coeur au bord de lèvres et la respiration haletante, j’attends que ma meilleure amie dise quelque chose. En vain. En effet, celle-si me fixe, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés. Tiens, si je m’amusais à lui retourner son bout de pain, je crois que je le mettrais aisément dans le mille…