Tristana Erato Sagamore La réincarnation

La réincarnation

Mettre le corps sur le radeau avec Bartabas. L'embrasser une dernière fois. Ajuster les fleurs autour. Porter à plusieurs. Poser sur le lac. Pousser sur le bois. Attendre qu'il soit éloigné...

Chacun prend la main d'un sorcier dans la sienne, face au lac. Nous puisons dans nos forces pour réaliser le sort. En un instant, un véritable brasier se forme devant nos yeux. Des milliers de pétales retombent sur le lac. Le soleil se couche. C'est un magnifique paysage.

Aurore prend mon bras pour le passer sur ses épaules et dépose un baiser sur ma joue. J'essuie mes larmes d’un revers de la main. Les filles commencent un chant de gorge, faisant résonner le son, bouche fermée. Un peu comme les moines tibétains. C'est une vibration particulière.

Les flammes continuent encore un peu. Puis s'arrêtent en fondant dans l'eau. La cérémonie est finie. Chacun me donne une tape sur le dos ou me prend dans ses bras, puis s'en va.

Nous restons encore un peu là, avec Sagamore et Aurore. J'en ai besoin.


Au soir, je me glisse dans le lit sans réelle envie de dormir. Aurore m'embrasse.

Elle se place dans mes bras, et s’endort presque instantanément. Me voilà seule. Avec le silence. L'absence.

Ernest n'a pas voulu venir avec nous. Il préfère sa maison, en bon vieux chat de dix-sept ans. Je pense surtout qu'il a besoin d'un peu de solitude. Je le comprends.

On a tous besoin d'un peu de temps. On devrait arrêter l'horloge dans ces cas-là. Nous laisser respirer, juste respirer. Prendre conscience. Doucement.


Papa est mort relativement jeune, il avait une quarantaine d'années, d'un cancer de l'estomac fulgurant. Il ne nous a rien dit. J'avais dix-neuf ans et cela a été très dure. Maman a tout fait pour qu'il ne souffre pas trop avec des plantes. La maison sentait la menthe, l'anis, le thym et le romarin. Tout le temps.

Et Gondolfa m'envoyait ailleurs pour m'éviter de trop respirer les plantes brûlées. Je dormais chez d'autres sorcières. Les filles ont dû me tenir pendant la cérémonie du radeau en feu. Je voulais partir. Je ne supportais pas l'idée même de perdre mon père. De ne plus le voir.

J'ai mis plusieurs jours à parler à nouveau. Je suis partie quelques mois en Espagne et en Italie. Le voyage me faisait du bien. J'oubliais le quotidien, c'était comme si j'allais rentrer et retrouver mes parents.

Finalement, je suis rentrée en France pour Noël et papa était là. En chat.


J'ai eu beaucoup de mal au début. Mais cela a été bien pire quand il s'est fait renversé quelques années plus tard. J'étais alors avec Aurore et Sagamore, encore bébé, sur Lille. Je me souviens bien : nous prenions une photo sur la Grand Place quand Gondolfa nous a appelés.

Comment expliquer à vos collègues votre tristesse d'une semaine pour la mort du chat de votre mère ? Un camion l'avait fauché. C'est ça aussi, de toujours traîner les rues...

Et un jour, Gondolfa nous a appelé, gai comme un pinçon. Il fallait aller à la maison du lac dès le travail terminé. Elle avait un chaton noir dans les bras. « Ton père est revenu ! »

Les situations sont cocasses dans notre famille. D'autant plus un chat noir ! C'est tout de même un porte malheur très connu.

Je me souviendrai toujours quand Carmen l'a vu. Elle a commencé à hurler en brandissant un bras tendu vers le chaton. « Cinq dans son œil, cinq dans son œil ! » Selon les légendes, cette phrase éloignerait le mauvais œil...


Avec Aurore, nous avons tenté de l'expliquer à Sagamore avant la cérémonie. Il fallait bien lui parler de son grand-père. Il n'a pas réagi.

Entre le fait d'être un sorcier, d'être le premier enfant biologique de deux femmes, et perdre sa grand-mère... Cela devient dérangeant d'avoir en plus un grand-père réincarné en chat. On serait dépassé à moins.


Nous laissons passer quelques jours. Le temps de réaliser, de se retrouver aussi. Je passe tous les jours donner à manger à Ernest et il se contente de regarder les oiseaux, assis, le regard fixe.

Cela m'a donné une idée. J'hésite à en parler à Aurore, après tout on l'a déjà fait dans la communauté. Avec Ernest.

Un soir, donc, je me lance. « Amour, j'ai bien réfléchi aux dernières paroles de Gondolfa. Tu sais, j'ai déjà aidé ma mère une fois pour retrouver l'incarnation de papa. Je me suis dit que à deux, on pourrait... »

Aurore se tourne et commence par me caresser la joue. « Tu sais, pour Ernest, Gondolfa a toujours expliqué que c'était exceptionnel. J'ai toujours pensé qu'Ernest était revenu pour ta maman. J'espère que Gondolfa est partie en paix, et qu'elle ne s'est pas réincarnée. »

En soulevant mon oreiller, je me redresse. « Oui, mais pour cela il faut vérifier. On doit être sûr qu'elle n'est pas revenue. Imagine si ce qu'elle avait dit était vrai : elle s'est peut-être réincarnée en oiseau... Et si elle rejoignait Ernest... Et s’il la mangeait... »

Ma femme m'enlace. Je sens bien qu'elle tente de m'apaiser. « Oui, amour. Tu es fatiguée. On va bien dormir, et on essaiera demain soir avec un pendule. Pour voir si elle est revenue. Mais essaye de ne plus y penser. Dors un peu. »


Le lendemain soir, je prépare tout ce qu'il faut à la maison du lac. Aurore doit me rejoindre. Ernest m'observe. Je n'arrive pas à déterminer s'il est d'accord ou non avec notre idée. Il a le regard fixe et se contente de me suivre dans la maison : dès que je me tourne, il y a un chat assis, en train de me regarder...

Soudain, la porte s'ouvre. Sagamore entre en courant avec un animal à l'agonie. Il dépose l'oiseau sur la table, j'ai juste le temps d'attraper la planche Wicca. Il ne faudrait pas la tâcher de sang. Mon fils tend les ailes de l'oiseau en arrière, pose son index sur sa poitrine et commence à marmonner. Je reconnais un sort. « Sagamore... Qu'est-ce que tu fais ? »

En quelques instants, l'oiseau récupère. Je prends Sagamore par les épaules. « Sagamore ! Arrête. Ne fais pas ça. Tu te vides d'énergie pour chaque animal sauvé. Où as-tu appris ça ? »

Il fouille dans sa poche arrière et en sort une feuille pliée. C'est la page déchirée du grimoire.


C'est à point nommé qu'arrive Aurore. Quand elle comprend la situation, elle prend Sagamore dans ses bras. « Tu es un sorcier formidable, mon bébé. Je faisais pareil quand j'ai découvert mes pouvoirs... Mais j'ai mis plus de temps à faire cela... Beaucoup plus. Tu sais, ce n'est pas très bon pour ta santé, il ne faut pas en abuser... »

Oui. Dis comme cela, c'est beaucoup plus simple et gentil. Aurore a toujours été une meilleure mère. Sagamore ne semble pas si heureux de sa version. « Et pourtant, la première fois le sort n'a pas fonctionné. J'ai dû marcher longtemps dans la forêt pour trouver un animal en détresse... Et réessayer. Je me doutais que ce serait plus facile sur un animal. »

C'était à prévoir, il a essayé de sauver sa grand-mère. Je le comprends et le prends dans mes bras avec Aurore. « Je ne voulais pas t'entraîner là-dedans mais tu vas sûrement apporter beaucoup d'énergie... Veux-tu vérifier que Grand'Ma est passé de l'autre côté ? »


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