Fyctia

Espoirs et désirs de rêve

Tournoient avec l’eau du bain

Flotte en surface une trêve

Et se noie mon cœur humain

On est restés dans l’eau tiédie jusqu’à ce que la machine à laver annonce la fin de son labeur. Elle fait une petite musique pour annoncer la fin du programme, une mélodie de Beethov je crois. Enfin, version machine à laver. On sort de l’eau comme si de rien n’était. Je ne prends même pas la peine de me cacher quoique ce soit. De toute façon, ce n’est jamais très glamour après vingt minutes dans l’eau. D’ailleurs, l’organe masculin est-il jamais vraiment glamour ? Je n’en sais rien et me désintéresse de la question. Nos fringues sont propres, c’est tout ce qui compte, et chaudes, ça fait plaisir. La sensation du boxer brûlant est presque plus torride que de voir Maya agrafer son soutien- gorge. Et puis toute cette peau ruisselante disparaît bientôt sous le tissu sec d’un t-shirt noir avec les lèvres de Mick Jagger. Terminée, la scène du bain. Allons en bas retrouver Tante Lu pour le prochain acte, en supposant qu’elle soit rentrée.

— Alors les jeunes ! L’eau était bonne ?

Elle est rentrée.

— Oui Lu, merci. Ta baignoire est à peu près aussi grande qu’une piscine, tu devrais la faire homologuer pour des olympiades et bah qu’est-ce qu’il fait là, lui ?

— Je vous présente monsieur le maire.

Il est en effet assis là, René Paulin, teint rouge et souffle court, chapeau sur les genoux et front humide. Lui aussi, on dirait qu’il vient de sortir d’une salle de bain remplie de vapeur d’eau et de camarade en tenue d’Eve. Klaxon a la tête nonchalamment posée sur ses chaussures en daim, un filet de bave luisant entre les lacets. Je ne sais pas où est Nounouille.

— Bonjour jeunes gens. René Paulin, maire d’Isle-Saint-Georges. Vous êtes la nièce de Ludivine, donc ? Et vous, jeune homme, son ami ?

— Tout à fait, c’est Samuel, un ami de la fac.

— Ah, très bien. Etudiants sur le campus ?

— Bordeaux III, tout à fait.

— Ah, Montaigne ! Je me rappelle l’inauguration de la Maison des Arts en quatre-vingt-quatorze. Ma fille Marie-Pierre y était alors étudiante. D’ailleurs vous savez qu’il ne faudra plus dire Bordeaux III, maintenant, avec la fusion ?

— C’est vrai. Juste Bordeaux Montaigne. Mais nous on s’en fiche, c’est ceux d’en face à Bordeaux IV qui n’ont plus de nom.

— Eh oui, perdre le patronat de Montesquieu, c’est fâcheux, c’est fâcheux. Enfin, il a toujours son château à deux pas d’ici. Vous irez le voir, à l’occasion ?

— René, laisse-les donc tranquilles, intervient tante Lu. Tu n’es pas en campagne électorale.

— Tu as raison, tu as raison, caquète le septuagénaire avec un rire de canard. Mais tout de même, je suis curieux : vous autres étudiants n’avez pas encore eu vent de ce qui se trame ici ? C’est que nous avons tout fait pour assurer une confidentialité maximale ! Il n’a pas été chose facile de convaincre notre homme de choisir l’Aquitaine, ça non. Sa première idée était à proximité de Perpignan, il voulait profiter de l’influence de Barcelone tout en étant au carrefour de Toulouse et la région PACA. Mais Bordeaux a su montrer l’intérêt de sa situation, de son attrait touristique et de son terroir. Au lieu d’un château cathare, il y aura sur le parc un fort gascon !

— Allez, René, ça suffit, tu n’auras bientôt plus de salive pour demain.

— Tu as raison, Ludivine, tu as raison !

— Pardonnez l’enthousiasme de monsieur le maire, temporise Lu en se levant de son fauteuil. Il est toujours comme ça, ajoute-t-elle dans un souffle en passant près de nous, se dirigeant vers la cuisine pour remplir une bouilloire.

— Très bien, très bien, pépie le maire qui n’a rien entendu. Et vous, jeunes gens, qu’étudiez-vous ?

Maya se charge de lui expliquer nos devoirs scénographiques autour de l’œuvre de Koltès, « Roberto Zucco » et « Quai Ouest » en particulier. Au bout d’un moment, elle lui pose les deux questions qui nous trottent dans la tête.

— Mais, monsieur le maire, comment se fait-il que vous soyez ici à prendre le thé au lieu d’être sur les préparatifs, et… les préparatifs de quoi, au juste ? Vous nous parlez de ce grand projet mais, vu que la confidentialité est maximale, nous n’avons pas compris de quoi il s’agit ?

— Du parc d’attraction, je vous en ai parlé tout à l’heure, répond Lu en profitant que Paulin s'abreuve pour gagner du temps de parole.

— Tout à fait, tout à fait ! Un grand parc d’attraction, capable d’accueillir plus de soixante mille visiteurs par jour.

— Finis ta gorgée avant de parler, René, ce n’est pas le moment de prendre le risque de t’étouffer.

— Pardon, chère amie. Mais tu sais comme le sujet me tient à cœur. Ici, sur la communauté de communes de La Brède !

— Et donc, monsieur le maire vient chez moi pour répéter son discours. Je suis la seule professeure de lettres retraitée résidant à Isle-Saint-Georges, il faut bien que ça serve.

— Voilà. Je voulais m’assurer de l’acuité de certaines tournures.

— Et du placement de voix.

— Non, de ce côté, ça va, je suis un orateur chevronné, se rengorge le maire, vexé à s’en faire toucher les sourcils.

— Un grand tribun, je n’en doute pas, le rassure Lu. Mais, encore une fois, ce n’est pas un discours de campagne politique, il s’agit certes de fédérer, mais aussi de toucher, de véhiculer de l’émotion. Ça tombe bien, nous avons deux futurs grands comédiens avec nous ! Tu devrais en profiter, René.

— Eh bien… L’exercice n’est pas aisé, mais…

— Ne vous inquiétez pas monsieur le maire, on sera indulgents, souffle Maya avec une malice toute candide.

— Ah ? Eh bien… Mademoiselle, puisque vous me le proposez si aimablement…

Une des choses que j’aime bien chez Tante Lu, c’est qu’on a des surprises chaque fois qu’on y va. Celle-ci, je m’en serais bien passée. Mais je crois que ça amuse Maya de faire répéter un élève aussi désireux de bien faire, et qui pourrait être son grand-père – ou son grand-oncle, je ne sais pas quelle relation il entretient exactement avec Lu. Finalement on se retrouve Maya et moi sur le canapé, Lu dans son fauteuil en cuir enveloppé de plaids sur lesquels vient sagement se blottir Klaxon, et le maire debout devant la cheminée, texte à la main, tragédien découvrant la nouvelle pièce de Racine.

— Une seconde, dit Lu en se levant brusquement, je ne peux pas laisser le petit dehors avec ce vent.

Elle se dirige vers la porte vitrée donnant sur le jardin, le maire est figé dans une pose d’attente exagérément solennelle, et Lu crie une fois : « Nounouille ! » Le chien rapplique avec un raffut du diable, et Klaxon lui répond par des aboiements stridents. Je ne sais pas ce que c’est, tous les deux, une sorte de croisement entre des bassets, des corgis et des terriers, enfin rien de franchement répertorié. Par contre il suffit de les connaitre un peu pour comprendre leurs noms : Klaxon effraie les piétons dès qu’il envoie des ouafs supersoniques, Nounouille est aussi intelligent qu’une casserole en téflon.

— Voilà, j’ai mes deux assistants. Tu peux y aller, René.