Fyctia
Isle-Saint-Georges
Maya et moi avançons, tonton
Sur sa moto, toto
Dans le sous-bois, poil aux doigts.
La route de Saint-Médard-d'Eyrans disparait derrière nous après que nous ayons passé le minuscule pont sur la Rouille de Peycoulin et que surgissent, derrière les branches feuillues, les premiers murs de pierre des maisons grises.
— Elle nous attend, tu crois ? questionnai-je.
— Hein ? Ma tante ? Euh oui, bien sûr, je lui avais dit qu’on venait aujourd’hui après les cours.
— OK. Non parce que je me rappelle d’une fois où elle ne nous attendait pas…
— Oui, et le vendangeur qu’elle avait dépêché dans l’arrière-cour le pantalon à peine reboutonné s’en souvient sûrement aussi.
— Tout de même, quelle femme !
— Oui hein ? J’espère avoir autant d’énergie quand j’aurai son âge !
Fièrement, Maya stationna son scooter près du porche délabré de l’antique maison, une petite cour pierreuse précédait les retrouvailles avec la Tante Lu. Des aboiements nous accueillirent. La maîtresse se fit entendre : « Klaxon ! Nounouille ! Veuillez déguerpir de l’entrée, tout de suite ! »
Les aboiements s’éloignèrent avant de s’évanouir. A côté de la porte, une lanterne s’alluma, précaution inutile vu qu’on était encore au milieu de l’après-midi. Puis la porte s’ouvrit et Tante Lu parût, grande dame efflanquée au visage anguleux, portant robe longue fleurie et châle peu assorti, cheveux gris acier assemblés en chignon, et de fines lunettes dorées qui adoucissaient le tout. De l’air austère de qui s’apprête à renvoyer chez eux des Témoins de Jéhovah, ses traits s’éclaircirent en nous voyant, et elle devint une toute autre personne, éclipsant l’inutile lueur de sa lanterne.
— Ah, les p’tits jeunes, ça faisait longtemps, gazouilla-t-elle d’une voix qui n’avait rien à voir avec celle qu’elle employait pour déplacer ses chiens.
— Bonjour Tante Lu, sourit Marjorie.
— Bonjour Tante Lu, ajoutai-je.
Lu avait insisté dès la première fois que j’étais venue chez elle : ici, on est chez elle, moi aussi je l’appelle Tante Lu, c’est comme ça et pas autrement. Je ne saurais même pas vous dire son prénom avec exactitude – bien que je suppose que c’est Lucienne. Une fois j’ai dit « Madame » et j’ai cru qu’elle allait me traîner par le col jusqu’à la Garonne pour m’y plonger sans sommation.
— Ne restez pas sur le pas de la porte, entrez donc. J’ai fait une tarte tatin.
Nous entrâmes dans l’étroite cuisine où, en effet, le fumet de pomme cuite concurrençait agréablement l’habituelle odeur de poils de chiens. La cuisine était sombre, avec des teintes aigres de jaune et de marron, et le carrelage ne devait pas avoir brillé depuis... avait-il déjà brillé un jour, en fait ? On y arrivait directement depuis l’entrée de la maison, étape inévitable avant de rejoindre le salon qui, lui, était cosy et plein de couleurs, avec des fauteuils moelleux, de gros coussins, tapis, rideaux et cheminée sur laquelle reposaient toutes sortes de bibelots aux origines variées, Bavière, Bretagne, Pérou, Sénégal.
— Dis donc, il y a du monde au village aujourd’hui, que se passe-t-il ?
— Ah, ma petite Marjo, c’est l’événement de la décennie, tu n’imagines pas ! Notre cher maire René Paulin et ses adjointes sont au four et au moulin depuis une semaine. Les quelques commerçants ont été sommés de faire étinceler leurs façades, les riverains de soigner leurs fleurs, les agriculteurs d’éviter le centre-bourg pour ne pas mettre de la terre partout... Ils ont même demandé aux écoliers de préparer une chanson et Marie-Pierre Paulin a passé tout son mardi dans les classes à les faire répéter.
— Mais il se passe quoi ? demandai-je.
Tante Lu pris le temps de nous servir un thé noir fumant avant de répondre. Elle savourait nous apprendre des choses que, estimait-elle, on aurait dû savoir avant elle.
— Comment ça, vous autres de la ville, vous n’êtes pas au courant ? Le projet de parc d’attraction ?
— Un parc d’attraction, à Isle-Saint-Georges ?
— Non, bien sûr que non. Un parc pour Bordeaux, enfin, que vous êtes sots. Mais qui serait bâti, la communauté de communes s’est battue pour ça, au sud, donc certainement entre Léognan, Cadaujac, Martillac et La Brède. En tout cas, sur la communauté de communes. Et je peux vous dire qu’il y en a qui font la tronche du côté d’Arcachon, mais c’est nous qui raflons la mise. Enfin, ce sera quelque part sur le Canton, parce que les maires se tirent la bourre pour savoir qui aura le plus de terrain chez lui.
— Incroyable, réagit Marjorie. En effet, sur le campus, on n’en a pas entendu parler. Ça ne saurait tarder, si ce que tu dis est vrai…
— Et ça l’est, tu peux me croire, répondit Lu d’une grosse voix offusquée.
— Mais quel rapport avec Isle-Saint-Georges ?
— Ils ont voulu trouver un lieu qui fasse très « valorisation du terroir, » quelque chose comme ça, pour signer le contrat. La Brède a proposé le château de Montesquieu, bien sûr, le prestige. Martillac les salles de conférence de la technopole, pour marquer d’une empreinte moderne du futur parc. Léognan, dans un vignoble. Mais finalement, vu qu’Isle-Saint-Georges n’aura aucune part du gâteau, donc pas de conflit d’intérêt, et que c’est pittoresque tout en étant « neutre, » ça va se passer à la salle polyvalente Jean Bougie. Tenez, si vous regardez par la fenêtre, vous verrez sans doute les employés municipaux occupés à faire briller un lampadaire devant monsieur le maire qui gesticule à en perdre son souffle.
En bons concierges poilus qui se respectent, Klaxon et Nounouille profitèrent de la perche tendue par leur maîtresse pour aller coller leur truffe aux carreaux et se lancer dans un concert d’aboiements. Tante Lu aboya plus fort qu’eux, ils retournèrent à leur quartier général, une pièce isolée jonchée de couvertures usées, où un lit d’enfant en mauvais état rappelait l’utilisation qui avait un jour été voulue pour cette pièce.
— Ah ces chiens… les meilleurs amis de l’homme, sauf que je ne suis pas un homme, moi… Enfin bref ! La petite sauterie a lieu vendredi. C’est-à-dire…
— Demain ?
— C’est cela, demain ! Oh écoutez, vous ne voulez pas dormir là ? Ça devrait valoir le coup !
— C’est qu’on a cours demain matin, Tante Lu…
— Cours de quoi ?
— Scénographie.
— Bagatelle. Voyez : ici aussi, c’est l’installation d’un décor, avec un cahier des charges qui échappe totalement aux personnes qui l’installent. Restez donc, vous vous rendrez service.
— C’est que…
— J’ai de quoi faire une bonne quiche, et si ce qui vous inquiète c’est la propreté de vos sous-vêtements, vous n’avez qu’à utiliser le programme rapide de la machine-à-laver, et pendant ce temps-là vous prendrez un bain ! Allez, c’est décidé.
Sur ces paroles, elle se leva théâtralement, rajusta ses châles et alla s’enquérir de l’humeur de ses chiens.
— Maya, elle compte qu’on prenne un bain l’un après l’autre, ou… ?
— Pourquoi, ça te gênerait qu’on prenne un bain ensemble ?
— Euh… Je ne me suis jamais posé la question. T’es sérieuse ?
— J’sais pas. A toi de voir !
Maya et sa tante, tout de même, quelle paire…
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Manonst
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Merle Hewitt
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