Fyctia

Les perruches ne portent pas de mascara

— Tu vas lâcher ton putain de téléphone ?

La phrase avait été dite sur le ton de la conversation, sans agressivité ni colère. Pourtant elle savait toute la signification que celle-ci comportait. Elle avait donc posé son téléphone, pris son livre et s'était installée dans le hamac pour bouquiner. Elle pouvait bien faire cela. Son mari était un gentil. Depuis plus de quinze ans, il  supportait ses frasques, ses inconstances professionnelles, son caractère changeant. Et bien plus.

C'est vrai qu'elle avait des antécédents.

Elle n'avait jamais été très sociable, elle préférait la compagnie masculine à celle de ses semblables. Elle trouvaient les autres femmes futiles, médisantes et peu intéressantes. Parler mode ou cuisine la lassait, voire l'agaçait, tout comme les repas mitonnés où chacun angoissait de bien se comporter. Elle n'aimait pas plus parler foot ou voiture, mais l'ambiance bon enfant, sans langue de bois des soirées pizza-bière ou les blagues grivoises entre deux pintes au pub l'amusaient, au contraire de ses consœurs qui s'en offusquaient. C'est ce qui plaisait à son mari chez elle, le fait de pouvoir être naturel avec ses potes quand eux devaient justifier chaque parole à leur épouse.

Elle était déjà comme cela avant d'être avec lui.

En première, elle avait choisi des options scientifiques, se retrouvant la seule fille dans une classe de garçons. Vilain canard devenu cygne tardivement, elle sortait alors avec un homme de huit ans son aîné, attirant les convoitises de ses copains de classe. Réservée, elle aimait l'effet qu'elle provoquait chez eux et en jouait. Les autres jeunes filles la snobaient, ce qui avait renforcé son sentiment d'indépendance de ce groupe social. Plus tard, à chaque emploi, elle s'était toujours plus liée avec ses collègues masculins que féminines. La relation s'était avérée plus forte avec quelques-uns. Elle avait eu des discussions plutôt osées voire des échanges assez pimentés avec certains d'entre eux mais elle n'avait jamais passé le pas. Elle aimait séduire, attiser la flamme, se faire désirer et comme elle n'était pas en reste pour boire une bière ou répondre aussi crument qu'eux à leurs remarques sexistes, les hommes appréciaient sa compagnie et les discussions dérapaient facilement.

Oui, sous certains aspects, elle était ce qu'on appelait  vulgairement une allumeuse.

Mais elle n'avait jamais trompé son mari. Physiquement s'entend.

Le débat n'était pas de savoir si quelques discussions sulfureuses valaient tromperie. Le fait est qu'il l'avait su, en avait tiré ses propres conclusions sans jamais qu'elle ne sache s'il l'avait crue, et était finalement resté.

Entre sa copine un peu hautaine, qui avait - intentionnellement ou non - enfoncé un couteau dans sa blessure la plus profonde lors de son mariage ou sa copine aux prises avec un mari cavaleur qui l'espionnait, le choix de ses confidentes était limité. Surtout que le temps et la distance aidant, les contacts s'étaient raréfiés. Puis, il faut l'avouer, copines d'études, l'écart de centres d'intérêt peu marqué à l'époque s'était accentué au rythme des années qu'elles avaient accumulées. Leur triade était devenu un double binôme, avec elle comme pivot, et depuis peu, la vie de ces binômes ne semblait tenir qu'à elle seule.

Elle s'était alors réfugié dans les réseaux sociaux où elle avait noué des relations avec des personnes partageant ses goûts et créant des liens forts, de belles amitiés comme elle aimait le dire. Seulement, le spectre de son passé se rappelait à elle et son mari appréciait moyennement qu'elle discute des heures avec ces inconnus qui pouvaient tout aussi bien être des prédateurs en puissance que les personnes qu'elles prétendaient être. Il faut dire qu'il avait tiqué sur certains échanges spontanés de smileys et même s'il lui accordait le bénéfice du doute, la confiance était limitée. Surtout avec lui. Une complicité à part, deux moitiés d'un même tout, aussi fusionnels que des jumeaux. La plupart du temps, les discussions tournaient autour des romans qu'ils lisaient, des écrits qu'ils composaient ou de la vie en général. Parfois le naturel revenait au galop et quelques échanges étaient plus grivois.

Son mari l'aimait, elle le savait. Elle n'avait aucun doute là-dessus. Ils avaient construit une vie et une famille qu'elle n'aurait pas imaginé avoir si on lui avait posé la question vingt ans auparavant. Il l'avait sorti de la relation toxique qu'elle avait entamée au lycée avec un pervers narcissique. Avec sa franchise naturelle, il avait été le seul à oser lui faire voir la vérité en face. Electrochoc salvateur. Il était son sauveur, son phare dans la nuit. Il l'avait accepté tout aussi détruite qu'elle était et il l'avait aidé à se reconstruire.

Phoenix qui renaît de ses cendres.

Seulement, il y avait ce passé entre eux, qui s'insinuait par petites touches et qui nécrosait chaque jour un peu plus leur relation. Extérieurement, ils paraissaient toujours être un couple amoureux et complice. Ce qu'ils étaient, elle n'en doutait pas. Ces points de faiblesse transparaissaient ponctuellement dans un regard, une remarque, une discussion alcoolisée. Elle le voyait, elle le sentait et cela l'inquiétait. Combien de temps tiendrait-ils avant d'imploser ?

Des fois, elle s'interrogeait de ce que serait sa vie si elle avait fait d'autres choix. Elle était convaincue que chacun d'entre eux avait été nécessaire. Peu importe les épreuves qu'elle avait traversé, elle était persuadée que celles-ci avaient leurs rôles dans sa construction. C'est grâce à cette vision qu'elle acceptait son passé et n'avait aujourd'hui aucun regret.

Plongée dans ses pensées, elle se demandait quel serait son prochain choix.

Elle referma le dernier roman Feel Good de Cathy Colpan qu'elle tenait « Les perruches ne portent pas de mascara ». L'histoire d'une femme qui un jour laisse tout tomber pour vivre enfin sa vie, libre et honnête avec elle-même.