Fyctia

Après environ une heure de marche, nous arrivons au point de rencontre. Je balaie les environs du regard, mais ne vois personne à l'horizon.

— On attend un quart d'heure et s'ils ne viennent pas, on continue, déclaré-je.

Jaden s'assoit un peu plus loin sans dire un mot. Quelque chose le tracasse. J'ignore si c'est notre discussion un peu plus tôt qui le met dans cet état, mais j'en doute. Peut-être a-t-il des soucis dans sa vie ou dans son job, ce qui expliquerait son retour soudain après neuf ans d'absence.

J'hésite un instant, puis prends place à côté de lui.

— La montagne t'avait manqué ? demandé-je d'un ton léger.

À l'époque, il aimait ces vallées presque autant que moi. Nous passions tout notre temps libre en pleine nature, à jouer aux aventuriers. Jay aimait aussi les chiens et les longues balades en traîneau. Il aurait d'ailleurs fait un excellent musher.

— Si on oublie cette mésaventure, oui, ricane-t-il. Mais ce n'est pas la seule chose qui m'avait manqué.

Ses yeux plongent dans les miens et mon cœur s’emballe. Je connais ce regard, celui qui m'a fait vibrer tant de fois par le passé. Intense et hypnotique. L'espace d'instant, j'ai la sensation que rien n'a changé.

— Pourtant, ta vie palpitante à Vancouver est inégalable, rétorqué-je.

Une ombre passe sur son visage avant qu'il ne détourne les yeux. Jaden reste silencieux un instant, comme s'il cherchait ses mots.

— Tout n'a pas été simple pour moi, Skye. J'avais à peine dix-huit ans quand je suis parti. Je me suis plongé dans mes études, puis dans ma carrière sans regarder une seule fois en arrière. Pas parce que j'étais indifférent, mais parce que c'était trop dur de penser à ce que je laissais derrière moi.

Mon cœur se serre. Ses mots me transpercent de toutes parts, ravivant cette blessure qui saigne encore au fond de moi. 

— Pourquoi tu me dis tout ça ?

— Parce que c'est la vérité. Rompre le contact était le seul moyen pour moi d'avancer, mais je m’en veux de t'avoir fait autant souffrir. Je voulais que tu le saches...

Et moi, je regrette d'avoir été aussi naïve, d'avoir cru que j'aurais toujours une place dans sa vie. J'avais tort. En réalité, ce n'est pas à Jaden que j'en veux le plus, mais à moi-même.

— Je ne t'en ai jamais voulu d'être parti faire tes études à Vancouver, j'étais heureuse pour toi, mais je pensais qu'on garderait contact. Et que tu reviendrais...

Mes derniers mots ne sont qu'un murmure. Ils se sont échappés malgré moi, lacérant ma gorge au passage. La confusion dans ses yeux me comprime la poitrine.

— Je... tu méritais mieux qu'une relation à distance, lâche-t-il.

Ses paroles ressemblent à une excuse bidon et sans intérêt. Une façon de se dédouaner de sa responsabilité, de ses choix. Dissoudre la vérité dans une réplique toute faite. C'est pathétique.

— À quel moment tu as cru que tu pouvais décider pour moi ? Après neuf ans, tu pourrais être honnête, ça ne changera rien de toute façon.

Jaden redresse la tête et son regard me sonde quelques secondes.

— Je le suis pourtant. Si tu savais le nombre de fois où j'ai eu envie de t'appeler... mais j'ai pensé qu'il valait mieux pour nous deux que je m'efface totalement.

Je serre les poings, refoulant les larmes qui me piquent les yeux. Hors de question de m'effondrer maintenant, de le laisser voir à quel point je souffre encore. Jamais. Au lieu de ça, je me cache derrière un petit rire moqueur.

— Le monde ne tourne pas autour de toi, Foster, répliqué-je en reprenant ses propres mots. Il y a bien longtemps que j'ai tourné la page, tout ceci n'a plus aucune importance.

C'est un mensonge. Une partie de moi est restée dans cette relation inachevée. Personne n'était assez bien. Un tel manquait d'humour, un autre manquait de charisme. Ça ne me convenait jamais bien longtemps, car aucun d'entre eux n'était lui.

— Alors pourquoi tu es aussi en colère contre moi ? demande-t-il.

— Tout simplement parce que ta belle gueule m'insupporte.

Il éclate de rire. Si ce n'est pas tout à fait la vérité, ma remarque a le mérite de détendre l'atmosphère et mettre fin à cette discussion étouffante.

— Il y a quelque chose que je dois te dire, reprend-il, j'ai...

Il est interrompu par un cri strident qui résonne au loin.

— Skye ! hurle Mona.

Je me lève d'un bond en la voyant courir dans ma direction. Sans me laisser le temps de réagir, elle se jette sur moi, attisant une douleur vive qui me déchire le bras et m'arrache un cri. Mon amie recule aussitôt.

— Oh merde, pardon. Tu es blessée ? 

Des vertiges me saisissent. Je vacille de quelques pas avant que Jaden ne me rattrape délicatement par les épaules. Il m'aide à m'asseoir, puis raconte à Mona nos péripéties.

Le reste du groupe arrive un instant plus tard. Lucy remarque tout de suite mon bras replié contre ma poitrine et son instinct d'infirmière prend le dessus. Elle m’examine avec attention tout en me posant une multitude de questions, pendant que Cal et Dim discutent avec Jaden.

Nous reprenons ensuite notre chemin jusqu'au parking. Les derniers kilomètres me semblent interminables. La fatigue, la douleur et cette discussion avec Jaden me tiraillent sans relâche. Je n'écoute que d'une oreille les conversations et prie pour que cette journée se termine enfin.

Je passe les heures suivantes au Banff Mineral Springs Hospital avec Lucy. Le temps s'étire à l'infini, je m'endors plusieurs fois dans la salle d'attente et mon ventre crie famine depuis trop longtemps. Lorsque le médecin m'annonce enfin les résultats de mes examens, je frôle la crise cardiaque : dix jours d'immobilisation. Un foutu cauchemar ! 

— C’est une légère entorse du coude, Skye, tu vas vite t’en remettre, me rassure Lucy.

— Je ne peux pas conduire un traîneau avec un seul bras ! Ça tombe vraiment au pire moment…

— Trouve quelqu’un pour t’aider. Ton employé, Josh, il ne peut pas augmenter son taux de travail ?

Mon amie ignore à quel point ma situation est critique, et combien mon planning jusqu’à Noël est chargé. Même si Josh travaille tous les jours, ça ne suffira pas.