Fyctia

Mardi 5 novembre 2024

— On peut pas continuer à faire cours comme s’il ne s’était rien passé ! s’exclame Pierrick en me tendant un café dans une tasse tâchée.

Je grimace en la saisissant, mais il ne remarque rien, bien trop pris dans son agacement, mélangé d’angoisse.

— Franchement, deux cadavres et on continue tranquillement à faire cours comme s’il ne s’était rien passé ? Ça rime à rien.

Cette manie de servir des cafés, je m’en passerai bien. Boire des dosettes dans les tasses des autres, c’est pas un plaisir. Supporter leurs états d'âme non plus.

— Alors quoi ? rétorque Caroline. On ferme la fac et on renvoie les élèves chez eux ?

Je ne sais pas ce qui m’a pris d’accepter l'invitation de Caro. Je passais dans le couloir, prise dans mes pensées et je me suis laissée embarquer dans le bureau qu’elle partage avec son collègue. Me voilà donc coincée à hocher la tête avec courtoisie et à boire un café dégueulasse pour faire illusion. Même les affiches de préventions et de propagandes médicales placardées aux murs m'agacent.

— C’est une possibilité. On peut toujours faire de la visio, on est rodé maintenant.

Caroline descend du bureau sur lequel elle était assise pour saisir la tasse Star Wars que Pierrick lui rend. Cette femme est vraiment une geek.

— Parle pour toi ! Je suis pas sûre que Malika sache toujours comment lancer Zoom.

Il ricane.

— T’es vache.

— Quoi ? C’est pas vrai ?

Il soupire et se tourne vers moi, comme si j’étais la fichue arbitre de leur dispute de vieux couple. Immobile, il me scrute de ses yeux interrogateurs. Ouais, c’est bien ce qu’il attend. Je me résigne.

— De toute manière, c’est à la police de mener l'enquête. S’ils nous autorisent à poursuivre normalement, alors nous n’avons pas de raison d’arrêter. Les autres élèves ont besoin de continuer à étudier. Et franchement, un peu de normalité ne leur fait surement pas de mal.

Pierrick lève les bras au ciel d’une manière ridicule et théâtrale.

— Vous êtes vraiment sans cœur, vous les femmes.

— Oh arrête, proteste Caro. On est juste rationnelles, c’est tout. Et puis, ça se trouve, tout ça n’a rien à voir avec la fac.

— Rien à voir avec la fac ? Tu te fous de moi ? Un enseignant et une élève.

Les doigts de Caroline dansent dangereusement sur le bord de sa tasse.

— Et toi Ana ? T’en penses quoi ?

Que vous me gonflez.

— Que c’est le boulot de la police d'enquêter et que c’est le nôtre de donner les cours. Et tant que chacun reste dans son rôle, alors tout va bien.

— Tu vois, dit Caro à Pierrick en me désignant. Rationnel.

Je pouffe doucement face à la figure défaite de notre collègue.

— Non, mais sérieusement, insiste-t-il. Vous arrivez vraiment à vous concentrer et à préparer les cours vous ? Vous êtes pas tout le temps en train de vous demander si le meurtrier ou la prochaine victime est face à vous dans les gradins de l’amphi ?

Caro hausse les épaules, mais ses traits sont soudainement moins amusés.

— C’est vrai que c’est pas simple de se concentrer avec tout ça, mais comme dit Ana, c’est pas notre boulot.

— C’est simple pour personne, mens-je.

Pierrick nous adresse un sourire de compassion auquel je réponds. Il est factice, mais mes collègues n’y voient que du feu. Comme d’habitude. Je termine mon horrible breuvage d’une gorgée.

— Bon, merci pour l'invitation et le café, mais j’ai du boulot. Bonne soirée.

Pierrick réceptionne la tasse vide que je lui fourre dans les mains et je sors sous leurs saluts.

Mon bureau est à seulement quelques portes de là. Il faut que je récupère mon ordinateur portable, les quelques articles que j’ai imprimés et je peux rentrer chez moi.

Au moment où j’entre la clé dans la serrure, un mauvais pressentiment me saisit. Est-la poignée, légèrement plus affaissée que d’habitude ? La fatigue de ma journée de cours couplée au contexte inhabituel ? Cette discussion déplaisante avec Caroline et Pierrick ? Ou autre chose ?

Je pousse la porte. Un bouquet de fleurs. Encore. Je ferme précipitamment et verrouille derrière moi. Mon cœur cogne dans ma poitrine alors que je m’approche des pivoines de plusieurs nuances de roses, enserrées dans un ruban de velours vert. Il y a autre chose. Une petite boîte noire, identique à celles des bijouteries, repose à côté des fleurs. Mon admirateurice a innové. Je la saisis, ravale mon étrange appréhension et l’ouvre. Merde. Une boucle d’oreille. Une créole avec un perroquet rouge et vert planté dessus comme sur une balançoire. Exactement la même que portait Ludmilla. Mes doigts se crispent sur la boîte. Est-ce qu’il s’agit de la sienne ? Est-ce que ces fleurs que je reçois depuis le meurtre de Joanic ont un rapport direct avec ceux-ci ? Est-ce que… que ces meurtres sont commis pour moi ? Une vague de chaleur remonte dans ma poitrine et me coupe le souffle. Pour moi. Quelqu'un tue pour moi. Joanic, mon amant avec qui je me suis disputée. Ludmilla, ma si mignonne petite stagiaire. Bon Dieu. L’exaltation me fait trembler et je repose la boîte sur le bureau. Je suis le mobile des meurtres.