Fyctia
La vache sacrée
Un pas de plus. Albertine renifle l’air à quelques centimètres de son visage. Christelle est tentée de toucher son museau luisant du bout des doigts. De là, ça a l’air tout visqueux. Son impression se confirme lorsqu’il vient se poser, humide et froid, contre sa joue.
Elle déglutit quand l’air chaud projeté par sa respiration moite lui fait l’effet d’une brise un soir d’orage. figée par la peur, Christelle n’ose plus faire le moindre geste.
Faisant un pas de plus, Albertine peut alors gratter allègrement sa large tête contre son buste. Sans aucune délicatesse, elle fait bien comprendre à Christelle qu’elle doit frotter là où ça la démange.
La Parisienne tétanisée fait un tour d’horizon. Elle est seule, désemparée face à l’animal de près de quatre cents kilos qui fait des va-et-vient le long de sa jambe, la poussant un peu plus vers le câble électrifié. Quelle idée de s’aventurer dans ce pré, regrette-t-elle. Elle n’a plus le choix, il faut faire cesser les mouvements qui la propulsent dangereusement à chaque coup.
Elle pose d’abord le bout de ses doigts sur son front. À son contact, le manège s’arrête, puis reprend de plus belle. Elle ferme les yeux et tente de se souvenir de ce qu’avait fait Julia la dernière fois, puis se met à gratter et masser Albertine sur le dessus du crâne, derrière les oreilles et sous ses grosses joues charnues. L’effet est immédiat, la vache en ferme même les yeux. L’animal hypnotisé, elle regarde autour d’elle et cherche le moyen de s’échapper. Si elle est assez rapide, elle pourrait se baisser et passer sous le fil. Elle prend une grande inspiration. Trois, deux, un…
Une fois de l’autre côté de la clôture, les yeux médusés d’Albertine lui semblent emplis de désillusion. Pour la première fois, elle trouve que son regard est expressif et y lit une déception qui la fait culpabiliser.
— Désolé ma belle, mais les nanas dans ton genre, ça m’effraie ! Et puis tu es un peu trop directe pour moi. Sans rancune ?
Albertine soupire. Après un dernier regard appuyé, les yeux dans les yeux. Christelle tourne les talons, le cœur tambourinant encore sous l’effet de la frousse. Finalement, elle s’en est bien sortie. Elle est encore tremblante de peur, mais vivante.
Son retour auprès de Julia est silencieux. Cette fois, pas de réflexion désobligeante. Les bras ballants, le teint blême, elle se remet doucement de son expérience.
— Tout va bien ? On dirait que tu as vu la vierge !
— J’ai voulu me faire pardonner, balbutie-t-elle.
— Hein ? Quoi ?
— Je suis allée voir Albertine. Je voulais m’excuser de l’avoir effrayée.
Julia ricane, n’en croyant pas un mot.
— Et ? J’imagine qu’elle n’a pas voulu discuter, n’est-ce pas ?
— Au contraire, elle est venue me voir et… Je me suis retrouvée coincée entre elle et la clôture. Elle s’est frottée contre moi. Je crois qu’elle voulait que je m’occupe d’elle. J’ai les mains qui puent maintenant !
Julia a du mal à croire que Christelle ait fait preuve de tant de courage. Elle s’approche, lui prend les mains et constate avec surprise qu’elles sont effectivement noircies par la crasse et la poussière.
— Je suis très étonnée. Albertine est plutôt rancunière. Tu n’aurais pas dû aller seule dans le pré. Ça reste des animaux et ils peuvent être imprévisibles, annonce-t-elle avec une petite moue.
Christelle, bien qu’en accord avec Julia sur son inconscience, est frappée par sa réaction. Elle a le sentiment qu'à aucun moment, cela n'est convenable. Quoi qu’elle fasse, ça ne va jamais ! Quand elle effraie leur vache sacrée, elle se fait engueuler, quand elle fait tout pour rattraper ses erreurs, elle est à nouveau critiquée. Albertine, elle, n’avait pas l’air de cet avis. Et finalement, l’important, c’est qu’elle est l’impression d’avoir fait une bonne action.
Dans la voiture qui les ramène au gîte, Christelle tourne en boucle. Elle ne s’explique pas pourquoi Julia, qui depuis le début essaie de lui faire découvrir son monde, s’est presque offusquée qu’elle ait enfin fait un pas vers cet animal qui semble faire partie de leur famille. Gratter Albertine, c’était une manière de leur prouver sa sympathie et son respect. C’est à n’y rien comprendre !
— Je suis désolée, Julia, s’excuse Christelle. Je ne pensais pas faire quelque chose de mal en entrant dans son enclos. Elle s’est frottée contre moi. Je l’ai massé derrière les oreilles, elle avait l’air d’apprécier mon geste, cette fois.
— Là n’est pas la question.
— Alors quoi ? Quand je la critique, ça ne va pas. À t’écouter, on dirait que je fais tout de travers…
— Laisse tomber, Christelle.
— Non, pas cette fois. Je suis désolée, je peux accepter les remarques quand elles sont justifiées. Là, ce n’est pas le cas. Alors, vas-y ! lance-t-elle en croisant les bras. J’attends que tu m’expliques où j’ai merdé cette fois !
Julia souffle. Ses sourcils froncés n’annoncent rien de bon.
— Albertine n’est pas juste une vache, au cas où tu ne l’aurais pas relevé.
— Merci, j’avais bien vu !
— Tu ne peux pas… Mon père, bredouille-t-elle. C’est compliqué.
— J’ai tout mon temps, rétorque-t-elle sèchement.
— Albertine est née la nuit où ma mère est morte. Albertine fait partie de la famille. Tout ce qui concerne cette vache est un sujet délicat pour mon père.
— Et pour toi ?
— Peut-être un peu. Je n’en sais rien. Elle est de la famille, alors…
— Je ne lui ai rien fait de mal, si ça peut te rassurer, au contraire. Et puis c’est elle qui est venue me chercher.
— Justement.
— Quoi justement ?
— Elle ne réagit jamais comme ça avec les étrangers d’habitude.
— Et c’est une mauvaise chose ?
— Je n’en sais rien. Mais le fait qu’elle t’aime bien, visiblement, alors que mon père ne te porte pas dans son cœur, c’est déroutant pour lui. Cela le chamboule. Il va vouloir trouver une signification à tout prix.
— Tu n’auras qu’à garder cela pour toi. Pas la peine de lui raconter.
— Il a tout vu par la fenêtre de la ferme. C’est Albertine je te rappelle ! Il a fait en sorte de pouvoir la voir depuis son salon. Quand on est parties, il faisait les cent pas dans la maison. Pour lui, le fait qu’Albertine t’apprécie veut forcément dire quelque chose.
— Et ça serait grave si c’était le cas ? Bien que je trouve ça complètement dingue, pouffe-t-elle.
— Mon père n’a pas besoin de ça en ce moment. Se retourner le cerveau avec ce genre de chose, ça n’est pas bon pour lui. Ça remue trop de souvenirs. Il a déjà du mal à gérer son chagrin. Pas la peine d’en rajouter.
— Je ne pensais pas que…
— En même temps tu ne pouvais pas le savoir, soupire Julia avec un brin de compassion.
Quand elle tire le frein à main une fois dans la cour, elle lève les yeux sur la passagère qui semble perdue dans ses pensées. Cette fois-ci, c’est elle qui a été injuste. Elle pose alors sa main sur son épaule, ce qui lui fait tourner la tête.
— Je t’invite à déjeuner ?
— Ça non plus, ça ne va pas plaire à ton père… suggère-t-elle avec un sourire timide.
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Guyanelle
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Sabrina A. Jia
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Justine HSR
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