Fyctia

Je rejoins la chambre de Lise, où elle a laissé une place dans son placard pour que je puisse y stocker deux ou trois tenues. Sur le coup j’ai refusé, l’impression de m’immiscer entre Lucas et elle était trop forte. Aujourd’hui, je suis plutôt contente qu’elle ait insisté. Je ne veux pas être ingrate ou quelque chose du genre, mais j'ai toujours du mal à m'imaginer dans les vêtements de Lise. Ils ne correspondent pas à l'image que je donne de moi-même.

Elle aime le style classique passe-partout, jean-pull-basket au quotidien, quand moi je ne jure que par les tissus colorés, fluides et qui attirent le regard. J’observe attentivement les ensembles qui m’appartiennent en retenant une grimace. Est-ce que la société est réellement prête à laisser les gens être ce qu’ils souhaitent ? Est-ce que je devrais céder un peu mon envie de m'imposer et accepter de me rendre moins visible, pour me protéger ?

Je secoue la tête pour effacer cette idée qui germe dans mon esprit. Bien sûr que non. Ce n’est pas à moi de changer. Je ne cours pas les rues en sous-vêtements pour sauter sur tous les hommes que je croise. Il faut absolument que j’arrête de me persuader que je suis responsable de ce qui m’est arrivée. Oui j’ai joué avec le feu en suivant des dizaines d’hommes chez eux. Oui j’ai volontairement occulté le risque que cela représentait, par désir de vivre pleinement mes rencontres. Oui, j’ai conscience d’avoir une part de responsabilités dans mon agression, puisque j’aurais pu agir différemment. Mais cela ne veut absolument pas dire que je dois changer celle que je suis pour ne plus que cela m’arrive. Je dois simplement me montrer plus prudente, plus réfléchie. Plus mature ? Certainement.

Je laisse le tissu soyeux d’un chemisier émeraude glisser entre mes doigts. Je me sens nostalgique. Je suis pleinement consciente qu’il existe une Tina avant le viol et une Tina après, plus craintive. Je m’efforce de ne pas le montrer mais ces deux-là sont incapables de cohabiter. Il va donc falloir que je fasse un choix sur celle que je souhaite voir rester et je sais déjà que je regretterai l’autre. Je prends quelques minutes supplémentaires pour étudier les différents vêtements. J'ai envie de trouver quelque chose qui reflète celle que je veux être.

En me voyant approcher, Lise se fige. Elle reste debout au milieu du salon, les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Je l’ai rarement vue sans voix, elle qui a toujours une remarque à faire.

— Bordel.

Je baisse les yeux sur ma tenue pour vérifier une nouvelle fois que tout est en ordre. Pour le coup il n’y a rien de sexy, donc le choc doit venir d’autre part.

— Quoi ?

— C’est…surprenant ?

Elle cherche ses mots et ça me donne envie de rire. Ce n’est pas anodin chez moi de changer de style vestimentaire pour quelque chose de plus sobre. Les seules fois où j’ai accepté de porter des vêtements de Lise pour sortir, c’était le lendemain de mon agression et hier, pour enfin porter plainte. Ces deux fois, j’ai choisi de le faire pour masquer celle que je suis, pour étouffer la Tina sexy qui attire les regards et donne une mauvaise image. J’inspire profondément. Je ne me sens pas à l’aise dans ces vêtements qui ne sont pas tous les miens, mais j’ai réussi à trouver dans la penderie un pull en laine gris clair avec de la dentelle noire le long du décolleté en V qui dévoile le haut de mon dos. C’est quelque chose de très osé pour Lise mais de plutôt discret pour moi. Elle a dû l’acheter pour une occasion spéciale. Je l’ai associé à une jupe patineuse en velours moutarde qui m’appartient. Je n’ai pas poussé le changement jusqu’aux chaussures encore. Je me contente de marcher dans l’appartement en collants noirs opaques.

Mes cheveux, toujours savamment coiffés à force de visionner un nombre incalculable de tuto coiffures, sont retenus en une queue de cheval tout ce qu'il y a de plus basique, qui balaie mon dos à chaque pas. Il y a longtemps que je ne m’étais pas contentée de quelque chose d’aussi simple. Etrangement, je me sens un peu plus légère. Garder le contrôle de mon image en toutes circonstances peut être énergivore.

Je pense que la journée d’hier a épuisé mon capital pour le mois à venir. J’ai besoin de prioriser mes actions pour pouvoir me concentrer davantage sur ce qui le plus important à venir. Porter plainte ne consiste pas seulement en un entretien banal dans lequel il suffit de décrire l’agression et nommer le coupable. Je sais qu’on va me recontacter, peut-être même me demander de passer à nouveau.

L’homme au regard de glace me l’a dit avant de me faire signer ma plainte. Il m’a également proposé de rencontrer l’assistante sociale du commissariat ou un psychologue, mais j’ai refusé. Je dois y réfléchir à tête reposée et pour l’instant ce n’est pas possible.

Je revois ses yeux gris me fixer en me demandant si j’ai bien compris la suite de la procédure. Même aujourd'hui, après une nuit à ressasser notre tête-à-tête, je suis incapable de dire si j’y ai décelé de l’inquiétude ou de la mise en garde. Quelque part, je pense que j’aime l’idée qu’il s’inquiète pour moi. C’est flatteur, surtout venant d’un homme aussi attirant. Pourtant, je dois garder en tête le fait qu’il connaisse Jérémy. C’est un élément qui sonne comme une alerte dans mon esprit. Je ne peux pas être attirée par quelqu’un qui s’entend avec un animal aussi abject. Et pourtant, cette mâchoire, ce regard…

— Tu vas bien ?

Lise me sort une nouvelle fois de mes pensées. Est-ce que je vais bien ? Bonne question. Je lui souris timidement.

— Tu n’aimes pas ?

— Si, si. C’est juste que c’est plus discret que ce à quoi je suis habituée. Je t’ai rarement vue…

Elle ne termine pas sa phrase. Elle n’en a pas besoin. Je sais à quoi elle pense puisque c’est aussi ce qui m'a traversé l'esprit.

— Je sais. Ça surprend. Même moi, je ne suis pas sûre de me reconnaitre dans un miroir.

Je tourne sur moi-même et fait face au miroir de l’entrée. C'est assez bien dosé. Ce ne sont plus les vêtements qui attirent le regard, mais mon visage et ce regard caramel. C'est la première fois que je me vois au-delà de mon apparence.