Fyctia
5. Eden
Je fixe tant l’horloge dans le coin de mon écran que je suis à deux doigts d’entrer en phase de méditation. J’essaye de deviner quand la suivante va passer depuis…
Maintenant !
Seize minutes.
Raté. Encore.
La seule chose qui me maintient éveillé ce sont les soupirs récurrents du docteur Moore.
J’ai un don pour agacer les gens apparemment. C’est notre troisième séance, et nous n’avons pas échangé plus que des politesses. C’est d’un ennui mortel. Ma dernière interview pour Never Back a eu lieu il y a moins d’une heure et mon premier jour de tournage commence demain. Je suis épuisé. Feindre la joie et la bonne humeur devant ces journalistes de mes deux pendant des semaines m’a vidé. Je rêve d’une douche et de me caler devant un film pour débrancher mon cerveau. Mais si je loupe une séance, Bradley va me tomber dessus alors je fais le dos rond. Au moins, en visio, je suis bien à l’aise, calé sur les coussins moelleux du lit de ma suite d’hôtel. Je pourrais m’entraîner à dormir les yeux ouverts, ces rendez-vous m’apprendraient quelque chose au moins.
— Monsieur Turner, vous savez que tant que vous ne me parlerez pas, je ne serais pas en mesure de vous aider.
— Mais, madame Moore, je n’ai pas demandé qu’on m’aide.
Politesse.
— Miranda, m’intime-t-elle, comme chaque fois.
— Eden.
Soupir.
— Vous ne l’avez pas demandée, mais vous êtes là. Vous l’avez donc acceptée.
Seulement pour faire plaisir à Bradley.
Je hausse les épaules.
— Observons les choses sous un autre angle, elle tente. Qu’avez-vous à perdre en me parlant ? Si nos discussions ne vous apportent rien, vous n’aurez pas gaspiller plus de temps.
— Je n’aime pas parler de moi et je ne vous fais pas confiance. N’y voyez rien de personnel, je ne fais confiance à personne. Enfin, sauf à mon frère.
— Pourquoi ça ?
J’hésite à lui répondre, mais à vrai dire ce n’est pas de sa faute si on me l’a imposée. Ce n’est pas contre elle. Je peux au moins lui expliquer ça en signe de respect.
— Même mes proches les plus dignes de confiance ont fini par me trahir. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir. J’étais peut-être naïf, mais j’essaye de ne pas être un idiot.
— Dans notre cas, je suis soumis au secret médical. L’affection n’entre pas en ligne de compte.
J’arque un sourcil.
OK. Pas de faux semblants, c’est noté.
— Qui vous a trahi selon vous ? elle insiste.
Selon moi ? Ma température augmente. Je serre les poings et grince des dents. Je me redresse contre ma tête de lit, afin de compter sur mes doigts.
— Voyons voir… je commence. Mon assistant personnel, un ami réalisateur, mon ex-fiancée… Ah ! Et mon propre père, bien sûr.
Les mèches rousses de Miranda, calées derrière ses oreilles, se balancent au-dessus de ses épaules tandis qu’elle opine du chef. Assise dans son grand fauteuil, elle prend des notes sur son calepin, hissant ses lunettes à monture épaisse sur le haut de son nez à intervalles réguliers. Tous les clichés de psy sont donc vrais. Sans compter qu’elle a finalement réussi à me faire parler en me mettant en colère. Je suis peut-être bien un idiot en fin de compte.
— Étant donné que je ne vis pas dans une grotte, je suis bien évidemment au courant de votre rupture et de ses circonstances. Enfin, si tout cela est vrai, bien sûr. La presse a une certaine… propension à tout extrapoler.
— Cette fois-ci, croyez-moi, j’aurais préféré, j’ajoute platement.
— Et moi, je préfèrerais vous dire que ce sont des choses qui arrivent à tout le monde. Hélas, ce n’est pas le cas. Votre statut et votre position font de vous une cible de choix. Quant à votre entourage, on ne peut pas dire non plus qu’il soit « normal ». Vous nagez dans des eaux peuplées de requins, vous avez raison de vous protéger.
Une boule énorme s’est logée dans ma gorge. Je bats des cils en détournant la tête vers la fenêtre. J’ai dû développer une allergie. Mes yeux et mes narines me piquent, comme si j’avais gobé une cuillère de moutarde entière en épluchant des oignons. Pourquoi ça me touche autant ? C’est ridicule, elle ne m’apprend rien que je ne sache déjà.
— Je n’ai pas besoin de votre pitié, Miranda.
— Ce n’en est pas. Plutôt de la compassion, et croyez-le ou non, une forme d’admiration.
— De l’admiration ? je répète, abasourdi.
— Contrairement à ce que dit la presse, je trouve que vous vous en sortez assez bien. Avec tout ce que la presse vous fait subir ces derniers mois, plus d’un se serait retrouvé à l’asile. Je répète, vous vous en sortez très bien. Malgré vos cernes, vous ne semblez ni saoul ni drogué d’une quelconque manière, dans votre milieu c’est un exploit.
Je ris. Un réflexe indépendant de ma volonté.
— Vous ne voudriez pas répéter ça à Bradley par hasard ? je tente, la gorge serrée.
— Je peux, mais je préfèrerais vous aider à vous reconstruire Eden. Si vous n’arrivez plus à faire confiance à qui que ce soit à part à votre frère, vous devez vous sentir très seul. Dans un moment pareil, ça doit être encore plus dur que d’habitude.
Je me détourne une fois de plus, car cette fois, je ne maîtrise plus rien. Une larme s’échappe de mon œil gauche sans que je puisse la retenir. Putain, qu’est-ce qui m’arrive ? C’est un scandale. Cette femme est une sorcière.
Bravo.
— Eden ? Vous vous sentez seul ?
Maudit psy.
Incapable de prononcer un mot ni d’avaler ce nœud qui me déchire maintenant la trachée, je hoche la tête. Les larmes glissent sur mes joues de chaque côté sans que je puisse les arrêter telle une tempête incontrôlable. J’ai envie de me rouler en boule sous ma couette pour dormir jusqu’à demain. Ou plutôt jusqu’à l’an prochain.
— Laissez-vous aller Eden. Ça ira bientôt mieux, je vous le promets.
La douleur est vive, pourtant un tout petit coin de moi y croit. Comme si, en validant ma peine, Miranda avait déjà allégé le poids qui m’écrase la poitrine depuis des mois.
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