E. J. Langlois Police de l'Ombre Idées troublées

Idées troublées

Je ronfle, je le sais. Je veux dire que j’en suis conscient, alors que mon cerveau me dit que je dors. Quelque chose ne va pas. Je devrais être éveillé. Je le suis. Mais je dors.


La portière de droite de la voiture dans laquelle je ne devrais pas me trouver claque et cette fois, je sursaute, tous les sens libérés et en alerte.


— Tu aurais dû rentrer chez toi et prendre une douche, avant de venir roupiller devant chez moi. Tu sens l’homme.


Solange m’assène ces mots et c’est pire qu’une accusation. Je suis en train de planquer devant chez elle pour la surveiller, et bien malin qui pourrait inventer une histoire crédible pour lui faire avaler une excuse.


— Mathias, je vais faire court. Ne m’emmerde pas avec une paranoïa, où je vais me charger de ton cas.

— Non, mais, tu crois quoi, toi ? Que tu vas me menacer ???

— Et toi donc ? Que tu peux me mettre en planque parce que tu n’as rien d’autre à faire de ta vie ?


Le ton est dur, de part et d’autre. Et comme je me suis bêtement fait chopper, c’est moi qui ai l’air du coupable. La meilleure défense étant l’attaque, stratégie que tente visiblement ma chère partenaire, je la lui retourne aussi sec.


— Tu me caches quelque chose. Je t’ai vue ce matin : tu n’étais pas dans ton état normal. Tu es la personne la plus cash que je connaisse, et tu t’es mise à te défiler comme par enchantement.


Elle ricane, comme si elle venait d’entendre quelque chose de très drôle. Elle se reprend cependant assez vite.


— Tu as vu la boucherie de la gloriette ? Et j’aurais dû faire comme si tout était normal ?

— Tu as l’estomac bien accroché, Solange, je te connais, je t’ai déjà vue sur des résultats de règlements de comptes assez barbares dans les cités. Là, c’était différent.

— T’as raison. C’était pire.

— Et puis, ta tête quand on a découvert le graffiti...

— C’était peinturluré avec le sang des victimes, pas de doute là-dessus ! Oui, là on peut parler de barbare !

— Et puis, le chat…

— Hein ?

— Non, ça, laisse tomber… Et pour finir, tu m’as offert un p’tit déj’…


Je laisse la fin de la phrase mourir de ridicule. Je me sens soudain très con, à dire à voix haute mes soupçons. Elle a raison, je tourne parano…


— Mathias, petite question : combien d’heures sans sommeil ? Je veux dire, ailleurs que dans une voiture ? En soixante-douze heures ?


Si j’inclus la portion de la nuit dernière consacrée à un entraînement olympique en vue de la reproduction plaisante de l’espèce… Pas plus de dix. OK, compris. Elle m’a eu.


— Tu vas rentrer chez toi. Te doucher. Ronfler tout ton saoul. Tu seras sûrement moins chiant au réveil. Salut.


Elle ouvre la portière et se prépare à sortir.


— Solange, attends… Ch’uis désolé.


Elle grommelle d’une lippe boudeuse et souffle par son nez épaté qui en pince sa verrue. Mais elle n’a pas le temps de me balancer la vanne qu’elle me prépare. Nos deux téléphones sonnent en même temps. Elle décroche la première, avec un regard furibond qui me prévient que je ne vais pas m’en sortir à si bon compte.


— Oui, patron, il est avec moi.


Elle tape sur la touche de haut-parleur de son téléphone, et la voix cacochyme de notre chef hiérarchique s’élève avec un son aigrelet à faire grincer les dents.


— Je ne vous demande pas ce que vous faites ensemble alors que vous n’êtes plus en service, tous les deux…


Inutile de relever la remarque, surtout avec un Mimile qui s’esclaffe bruyamment en toile de fond. Le boss poursuit, satisfait de sa très nuancée entrée en matière :


— Pendant que vous roucoulez, on prend vos messages. Un certain Louis a appelé. Il aurait des infos sur l’élément bizarre qu'on a trouvé dans les différentes cames, qui rend dingues les gars du labo.


Je glisse un regard en-dessous à Solange. Zéro réaction. Regard fixe et attentif, mais pas de sourcils froncés. Elle ne se mord même pas la lèvre. Elle tient le téléphone en l'air, parfaitement horizontal, sans un tremblement, la main ferme. ...Posture un poil trop rigide ? Mathias, arrête, à la fin!


— Qu’est-ce qui le rend plus crédible que les crétins habituels qui espèrent une récompense ? demande-t-elle.

— Il bosse dans une boîte de nuit où le gratin va s’encanailler avec la “caillera”*. Et ils croient nous faire rire avec leur slogan que “flotter est mieux que planer”…

— Le “Batracien” ?

— Oui. Nom naze, on se demande où ils vont chercher ça.


Le nom n’est pas le problème. Cette péniche, qui navigue plus volontiers du côté de Gennevilliers que du Pont-Neuf, entretient une réputation en plus de celle de marché à défonce : la chair, surtout féminine, doit y être fraîche et disons-le franchement… dans des formes très différentes de celles de Solange.


J'évite de la regarder. Vu l’engueulade qu’on vient d’avoir, aller lui dire qu’elle est trop moche pour m’accompagner interroger l’informateur… J’ai droit à un instant de lâcheté masculine ?


Elle m’épate encore et prend les devants.


— Contrairement à certains, moi j’ai besoin de pioncer. Je passe mon tour sur ce coup-là. Tu n’as qu’à aller te rincer l’œil avec Mimile. On se retrouve à la camionnette de notre "électricien" quand vous aurez fini.


C’est Mimile qui me surprend. J'entends les pieds de sa chaise racler le sol sur un crissement, comme s'il venait de se dresser, mû par un ressort.


— Pas question de mettre les pieds dans ce bouge ! ...Si Madame l’apprend… Elle me tue.


Je rêve ou il essaie de se défiler ? Je n’ai jamais pris Mimile pour un courageux, mais là, sa voix chevrote. "Madame" doit être sacrément volcanique, pour inspirer une telle terreur de risquer reluquer quelques jolies filles, dans l’exercice de son devoir à interroger un témoin important.


— Qui ira lui dire ? Allez, on se retrouve là-bas.

— Non, mais… !

— À toute.


Solange fronce les sourcils, hausse les épaules, coupe la communication. La portière de la voiture claque sèchement sur elle. Après ma superbe prestation, je ne vais pas râler sur sa manière d’exprimer sa mauvaise humeur.


Je démarre la voiture et avant de tourner au coin de la rue, je jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Je freine brutalement.


C’était un chat noir, là, qui me regardait, perché sur le mur d’enceinte du pavillon décati de Solange ?


Je me retourne, mais évidemment… Il a disparu.


Je redémarre en me traitant d’imbécile insomniaque.




* : "caillera" : argot verlan pour "racaille".

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6 commentaires

Camille Jobert

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Il y a 5 ans

J'adore plus on avance et plus j'apprécie Mathias et Solange

Gabriele VICTOIRE

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Il y a 5 ans

je suis scotchée ! tout est là : intrigue prenante, persos accrocheurs, secrets, magie, danger, tout ça sous une forme vraiment bien maitrisée ! bravo !

E. J. Langlois

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Il y a 5 ans

Merci beaucoup, j'espère que la suite te plaira... ;-)

Beth Holland

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Il y a 5 ans

Désolée je n'avais pas vu ton dernier message privé, il n'y a pas de notification c'est nul ! Bref, je t'ai répondu et je veux la suite des aventures de Solange et Mathias :)

Gabriele VICTOIRE

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Il y a 5 ans

débloqué 😉 je passe sur tes chapitres en mode +3 pour le soutien avant de prendre le temps de commenter !

E. J. Langlois

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Il y a 5 ans

Merci beaucoup, à bientôt d'échanger !
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