Fyctia

Applaudissements. Un collègue nous quitte.

Nous ne sommes plus que trois dans la loge.

Chaque partie de mon corps se désolidarise l’une après l’autre de moi-même et j'expérimente l'angoisse en 4DX.

Mes mains deviennent moites, ma trachée se resserre pendant que ma langue double de volume. Une armée de fourmis s’éveille sous mon épiderme et me grignotent les côtes. Cette symphonie du chaos étant orchestrée depuis mon estomac, à l'endroit même où mes intestins jouent le remake du déluge.

Mon corps, ce traître.

Toujours quand on a le plus besoin de lui qu’il fait n’importe quoi.

Encore une phrase qu’a dû prononcer mon ex à un moment où l'autre de notre relation.

Nouveau départ d'une gladiatrice.

Il ne reste plus qu'une personne avec moi. Une grande tige avec un bonnet rose. On s'échange un sourire quasi résigné.

— Ça va être mon tour, annonce Bonnet Man en levant ses fesses d’un tabouret pliable.

— Ça va l’faire.

J’essaie de me montrer encourageant malgré l'ultra-pâteuse qui m’empêche d’articuler correctement. Quand il quitte la pièce, je réalise n'avoir entendu aucun rire durant le passage de l’humoriste précédent. J’espère que le public n’est pas trop dur ce soir.

Que va penser Ava de mon passage ?

Et pourquoi je pense à elle ? Qu'est-ce que ça peut me faire... C'est sa faute si tous mes orifices sont passés en mode "vigilance rouge" et que mes yeux lorgne vers le lavabo Polly Pocket, comme un ancien accro qui tomberait sur une seringue en sortie de rehab.

Avec une goutte de sueur dans la nuque.

Va-t'elle trouver ça assez pointu à son goût ? Il est vrai que je n'ai aucune vanne sur Henry Miller ou Anaïs Nin dans mon 10 minutes...

Après m'avoir autant forcer à venir, ça serait bête qu'elle reparte déçue

Un bruit de larsen puis, la voix de Samy résonne dans les enceintes de l'arrière-salle.

— Ok, mesdames et messieurs, on se concentre !"

Ça va être à moi.

— C'est le dernier artiste de la soirée mais pas des moindres ! Il nous revient en grande forme, il a préparé ses meilleures vannes pour vous faire kiffer -calme-toi Samy, je t’en supplie !- C’est mon pote mais c’est surtout un tueur ! Et attention ! Il tire à gag réel ! -C’est toi que je vais buter Samy si tu continues !- Faîtes un maximum de bruit pour… Mirek !!!! »

Et le public applaudit. J'entends même quelqu'un siffler comme s'il s'apprêtait à voir Steevie Wonder jouer à The floor is lava. J’ai la nausée. Je déglutis. Je veux crever.

J’arrive sur scène et me retrouve aveuglé, le temps de cligner des yeux, par le spot braqué vers moi. Je toise la foule, laisser planer un silence durant lequel le public se suspend à mes lèvres... et j'attrape le micro. Quand faut y aller.

— Bonsoir. Ça va vous ?

Parce que moi non, j'ai envie d'ajouter.

Je choisis de jouer la sécurité en interprétant mon sketch sûr. On en a tous un. Moi, c'est celui du beau-frère.

Les vannes sur la famille, ça parle à tout le monde, on s’amuse en jetant un regard complice à son voisin et moi, ça me permet de vider mon sac -ne jamais oublier le côté cathartique de l’humour.

— Mon beau-frère. Ah, mon beau-frère. Il est beau, c’est vrai. Mais c’est pas l'unique chose qui prouve l’absence totale de lien de parenté entre lui et moi. En plus d’être agréable à regarder,j'avoue, il est pas con mais il se la raconte pas, il est bien dans son époque sans être une parodie de mec branché, et le comble, c’est que monsieur est toujours partant pour une après-midi bricolage ou mécanique, où mon unique rôle consiste à lui tendre les outils et, point culminant de ma participation, à nous ravitailler en bière. Bref, le mec sait tout faire, à tel point que je soupçonne sa mère d’avoir trompé son père avec un tube de bicarbonate de soude.

Premier rire franc.

Le poids sur mes épaules s’évapore. En général, le trac s’évanouit à partir de ce moment-là.

J’enchaîne. Je me détends. Me laisse glisser par mon flux de paroles et les retours du public.

Je l'aperçois au dernier rang, son verre de spritz à la main. Je ne sais pas si elle rigole mais je perçois l'éclat de ses grands yeux verts.

Je commence même à, osons le dire, kiffer le moment. Alors oui, ma prestation n’est pas parfaite, je tripote trop le fil du micro, j’abuse sur les accents toniques et je change de pied d’appui en permanence. Mais je m’en fous car à ce moment-là, je me sens bien. Je suis là où je dois être. À raconter mes notes de téléphone à des inconnus.

Mon passage se termine sous des applaudissements comblés.

La pression retombe définitivement. J'ai passé l'épreuve. Je suis vanné et euphorique à la fois.

Je croise la tige au bonnet rose qui m'assure que c'était "super, tu les as retournés sur le truc du bicarbonate".

Je le remercie en lui retournant la pareille mais mon cerveau est déjà occupé à localiser Ava.

En vain.

Elle aurait trouvé ça flingué au point d'être trop gênée pour me l'avouer et de fuir avant que les lumières ne se rallument ?

Ça m'est déjà arrivé avec une autre meuf cela dit, mais c'était dans un autre contexte.

Peut-être que je la retrouverai au bar. Elle m'a l'air portée sur la boisson...

Non plus.

J’ai beau avoir passé les 10 meilleures minutes de mes 30 derniers jours, j’ai un petit goût amer dans la bouche. Heureusement, Sami, lui, à retrouver le smile.

— Excuse moi pour t'à l’heure poto, mais tu m’avais mis à cran. Alors, t’as kiffé ? me demande-t'il. C’était cool j’ai trouvé, tu t’es bien démerdé ! Et plus important, j’ai vu que t’étais venu avec une 'tite meuf ? C’est lourd ça ! Ça veut dire que t’es enfin passé à autre chose ?

Bizarrement, ça me gonfle de parler d’Ava. Je balaie la question. Elle n’est même plus là de toute façon. Et puis c'est même pas une connaissance en vrai. Je la connais autant que mon livreur Deliveroo.

— Une meuf ? Nan, t’as dû confondre, c’était personne.

— Ah, bah va vite falloir que t'harmonises tes pinceaux car y’a « personne » qui t’attend à la sortie.

Je lève la tête vers le fond du pub. Elle est là, à côté de la porte. Elle me fixe avec un grand sourire aux lèvres. D’ailleurs ses lèvres…, elles brillent plus que tout à l’heure.

Ses yeux, ses lèvres, je freeze un instant jusqu’à ce qu’une tape, made in Sami, vienne me déboiter l’épaule.

— Bon, j’dois annoncer la deuxième fournée des comiques. Tu restes boire un coup ?

Je réponds, un peu contrit :

— Non, je vais rentrer je crois.

— Tu m’étonnes poto -wink, wink subtil-. Bon, la prochaine fois, tu mets pas un mois avant d’revenir nous voir, hein ! Ah, au fait, j’t’ai pas dit ! Y’a un gars qui t’cherchait tout à l’heure.

— Un gars ?

— Ouais, un type chelou avec un chapeau noir et des lunettes de tueur à gages. J’ai dit que t’étais en backstage, qu’il ne fallait pas déranger les artistes. Apparemment, ça l’a vexé car il s’est cassé.

— Ok…

Il glousse.

— C’est p’t’être un de tes fans ?

— T’es con.

— On sait jamais. Tu déchaînes les passions ce soir. Il m'a rien dit d'autre. C’est chelou hein ?

Nouvelle tape dans le dos.

Plutôt chelou ouais.