Fyctia
chapitre 1.2.
Subitement, la sentinelle se retourne et marche vers la maison en face de la nôtre, suivie d'une autre sentinelle - une femme - qui dégaine son désintégrateur d'une main et des menottes de l'autre. J'échange un regard avec ma mère, puis croise le regard terrifié de la fille. Je fais un pas en avant, presque sans en avoir conscience, et la main de ma mère s'abat sur mon épaule.
—Ne sois pas idiot, Adrian,me dit-elle.
Je retourne docilement à ma place. La sentinelle aux cheveux gris parle, mais je ne l'écoute pas. Je ne lâche pas ma voisine du regard, j'essaie de l'encourager ainsi. De lui transmettre un peu de force, de solidité. Son père ne fait pas d'histoire. Il tend les mains, et on lui met les menottes. Puis la sentinelle lui somme d'avancer en braquant sur lui son pistolet désintégrateur. Les yeux de la fille brillent de larmes contenues, mais elle ne laisse échapper aucun son. La sentinelle femme s'accroupit devant elle, lui dit quelques mots. La fille acquiesce, ouvre la porte de leur maison, et elles entrent ensemble.
«REGARDEZ VERS LE CIEL.»
La voix de la sentinelle aux cheveux gris porte. Il doit avoir un micro ou un élévateur de voix quelque part. Nous levons les yeux, comme demandé, et un écran gigantesque apparaît, comme suspendu dans le ciel. On y voit le père de ma voisine, menotté, en gros plan, ainsi que les sentinelles.
«CET HOMME, MARTIN DECLAN, A COMMIS UN CRIME CONTRE LE GOUVERNEMENT. IL A ARRÊTÉ DE PRENDRE LA PILULE DE CONFORMITÉ.»
Sa voix retentit comme un tonnerre, des murmures outrés retentissent. Je baisse les yeux vers ma mère, mais elle ne me regarde pas.
«TOUT LE MONDE ICI SAIT POURQUOI NOUS PRENONS CES PILULES.»Le silence se fait aussitôt. Tout le monde est suspendu aux lèvres de la sentinelle en chef. «FAIRE DE LA TERRE UN MONDE MEILLEUR, SANS VIOLENCE. GRÂCE À CES PILULES, TOUT LE MONDE PEUT EXISTER, PEU IMPORTE SA DIFFÉRENCE, SANS CRAINDRE DE SE FAIRE MÉPRISER, DE SUBIR DES ATTAQUES, D'ÊTRE VIOLÉ. GRÂCE À CES PILULES, IL N'Y A PLUS DE VOL, PLUS D'HOMOPHOBIE, PLUS DE GROSSOPHOBIE, LES MINORITÉS ONT ENFIN UNE VOIX, TOUT LE MONDE EST ÉGAL EN DROIT, PEU IMPORTE SON ORIGINE, LA COULEUR DE SA PEAU, SON ORIENTATION. LES OPPRESSIONS NE SONT PLUS. LA PILULE ABOLIT NOS PRÉJUGÉS POUR FAIRE DE NOUS DES ÊTRES PARFAITS.»
Je sais que cette voix et ces images sont transmis dans toutes les villes parfaites. Et je crois comprendre pourquoi. Tout le monde doit être au courant de ce qu'il en coûte de désobéir au gouvernement. Mes propres pensées m'étonnent. Elles vont dans tous les sens, j'ai l'impression de comprendre plus de choses qu'avant, de vivre plus intensément chaque jour qui passe.
«MARTIN, EN ARRÊTANT LA PILULE, A LAISSÉ CROÎTRE SES PULSIONS VIOLENTES, DÉLÉTÈRES, CONTRE-NATURE. IL EST REDEVENU UN ÊTRE IMPARFAIT. NOUS NE POUVONS PAS LAISSER UN ÊTRE IMPARFAIT VIVRE PARMI DES HOMMES ET DES FEMMES, DES GARÇONS ET DES FILLES PARFAITS ET PARFAITES. SINON SON IMPERFECTION RISQUE DE CROÎTRE ENCORE PLUS, D'ÉTENDRE SES PSEUDOPODES, DE S'INSINUER DANS NOTRE PERFECTION POUR NOUS RENDRE À SON IMAGE. C'EST POUR CELA QUE NOUS ALLONS LE METTRE HORS D'ÉTAT DE NUIRE.»
La sentinelle brandit son désintégrateur. Je retiens ma respiration. J'ai l'impression que tout le monde fait de même. Ça sera la première exécution depuis le commencement de la Nouvelle société. La société parfaite. Pourquoi ? Pourquoi ce Martin avait-il arrêté de prendre la pilule ? Pourquoi avions-nous arrêté ? Que nous cachait donc le gouvernement ?
—Arrête de trop réfléchir, Adrian, dit soudain ma mère d'un ton sec. Si tes pensées deviennent trop puissantes, le bloqueur ne tiendra pas.
De quel bloqueur parlait-elle ?
— Regarde, ajoute ma mère, ce qui nous arrivera si jamais nous nous faisons prendre.»
Martin n'esquisse aucun mouvement. Pourtant, il voit bien qu'on lui braque un désintégrateur dessus. Se fiche-t-il de mourir, de laisser sa fille toute seule ? La sentinelle inspire profondément et presse la gâchette. Un éclair bleu et or jaillit, et quand il disparaît, il n'y a plus rien. Martin est mort, désintégré. Après cette exécution rapide à laquelle tout le monde a assisté, sauf, je m'en rends compte, ma voisine, qui était rentrée à l'intérieur avec la femme sentinelle, les choses reprennent leur cours. Les sentinelles passent devant chaque maison et distribuent les pilules. La sentinelle aux cheveux gris vient lui-même nous donner les nôtres. Il nous regarde avec insistance, surtout moi. Puis il tend les deux sachets à ma mère.
—Assurez-vous qu'il les prenne avec un grand verre d'eau.
Ma mère acquiesce et tend la main pour prendre les pilules. La sentinelle a comme une hésitation, me regarde à nouveau.
— Tu t'appelles Adrian, n'est-ce pas ?
Je hoche la tête aussi poliment que possible, mais mon cœur bat à tout rompre. Je suis terrifié. Je n'ai jamais ressenti ça. Ce sentiment ravageur, qui me laisse pantelant. Les lunettes-p brillent, et j'ai l'impression que c'est l'ordinateur lui-même qui me regarde à travers les yeux de la sentinelle.
—Tes notes à l'école sont toujours au-dessus de la moyenne, continue comme ça, et tu deviendras peut-être sentinelle.»
Je n'ai pas envie de devenir sentinelle, mais je hoche quand même la tête, sans protester. Avant, ça aurait été mon rêve. Après tout, les sentinelles ont la belle vie. Mais maintenant… Maintenant, je ne peux plus. Je ne peux pas me mettre au service d'un gouvernement corrompu et qui nous cache des choses. La sentinelle regarde ma mère :
—Fais le bon choix, lui dit-il d'une voix sourde. Convaincs ton fils. Être sentinelle est ce qui peut lui arriver de mieux. »
Ma mère acquiesce. La sentinelle nous tourne le dos alors le bus revient. La porte s'ouvre, et l'homme aux cheveux gris entre. Son désintégrateur, qu'il tient toujours d'une main ferme, fume encore.
Le reste de la journée passe. Je me suis enfermé dans ma chambre, ressassant la mort de Martin, revoyant en boucle le visage de sa fille dont je connais maintenant le nom : Declan. J'aurais bien voulu connaître son prénom, mais cette information me semblait impossible à découvrir. Pourquoi vivons-nous ainsi ? Les garçons avec leur mère ? Les filles avec leur père ? Si c'est l'idée qu'a l'ordinateur d'un placement parfait, j'ai bien peur qu'il se trompe. Et je sais aussi que penser que l'ordinateur se trompe, ou contester n'importe quelle décision du gouvernement est un motif suffisant pour se faire recaler et ne pas être considéré comme parfait. Dans ce cas, normalement, la punition consiste à rester toute sa vie avec la puce implantée en nous, sous une surveillance plus attentive de l'ordinateur. C'est ce qu'on nous apprend à l'école. Aucun professeur n'a jamais parlé d'exécution comme punition. Après tout, la société parfaite dans laquelle nous vivons est sans meurtre, tout motif mystérieusement banni par je ne sais quelle procédure.
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