Jeanne Coët Pandémonium Animal Le supermarché 1/2

Le supermarché 1/2

C’était un samedi comme les autres.

Clara et Marc avaient laissé les enfants à la maison, affalés sur le canapé du salon, devant des dessins animés à l’animation approximative et aux dialogues creux. Léo, le petit dernier de deux ans, se balançait d’avant en arrière sur sa chaise haute, une cuillère en plastique à la bouche et les joues barbouillées de compote. Il tapotait joyeusement sur son plateau, ajoutant une rythmique aléatoire à la cacophonie des voix criardes de la télévision.

Chloé, 13 ans, avait les jambes croisées sous elle, un bol de céréales en équilibre précaire sur ses genoux. Elle scrollait sur son téléphone, ses écouteurs vissés dans les oreilles, vaguement consciente des aventures répétitives des héros animés qui défilaient devant elle. De temps en temps, elle levait un sourcil aux rires mécaniques de Léo, sans vraiment participer à l’ambiance du salon.

À côté d’elle, Alice, 11 ans, s’étalait de tout son long, sa tête posée sur un coussin déformé par l’usage. Elle grignotait des chips, malgré l’heure encore matinale, ses doigts laissant des traces de sel sur la télécommande qu’elle faisait tourner dans sa main. Son regard glissait de l’écran à la fenêtre, où un ciel gris et sans relief complétait parfaitement l’atmosphère monotone de la maison.

Emma, l’aînée de 17 ans, veillait sur tout ce petit monde d’un œil distrait. Son téléphone crépitait de notifications et son sourire en coin trahissait les messages échangés avec son nouveau petit ami. Quand Clara lui lança un regard entendu avant de fermer la porte d’entrée, Emma répondit par un hochement de tête à peine perceptible, confirmant qu’elle garderait tout le monde en vie jusqu’au retour de ses parents.

Dans la voiture, Marc avait déjà allumé la radio. La météo annonçait une journée aussi morne que les précédentes, et les informations locales passaient comme un bruit de fond, sans vraiment pénétrer leur esprit. Ils roulaient en silence, laissant le moteur du monospace remplir l’espace entre eux.

Sur le parking du supermarché, ils prirent un caddie. L’acier froid contrastait avec la chaleur humide de leurs mains. Ils avancèrent entre les voitures alignées comme des soldats au repos, croisant d’autres couples au regard éteint, tous embarqués dans la même routine hebdomadaire.

En entrant dans le magasin, la lumière du jour disparut, avalée par l’éclat artificiel des néons. Le carrelage immaculé, les rayons parfaitement ordonnés, tout respirait l’organisation clinique. Clara sortit son billet de courses, un bout de papier froissé, témoin silencieux de toutes ces semaines où elle avait inscrit, rayé, réécrit les mêmes produits.

Marc examinait déjà les promotions du rayon bébé, toujours à l’affût d’une bonne affaire pour Léo, tandis que Clara racontait en riant l’épisode de la veille où leur fils avait “dégainé son pistolet” dans le bain. Une anecdote parmi tant d’autres, une petite note joyeuse dans la mélodie monotone de leur quotidien.

Ils poussèrent leur caddie à travers les allées, leurs gestes automatiques, guidés par l’habitude plus que par la réflexion. Rien dans cette banalité apparente ne laissait présager que ce samedi, qui ressemblait tant aux autres, serait différent.

— Tu veux prendre deux paquets ? Ils sont en promo, le deuxième à moins 30 %, demanda Marc en tendant un sac de couches à sa femme.

Clara haussa les épaules, un geste mécanique, vidé de toute réflexion.

— Oui, prends-en deux, répondit-elle d’une voix lasse, ses yeux passant d’une étiquette rouge criarde à l’autre, comme si elle feuilletait mentalement le catalogue des promotions hebdomadaires.

Les chiffres gras et les slogans accrocheurs ne lui faisaient plus aucun effet. “Moins 30 %“, “Deux pour le prix d’un”, “Offre spéciale”… tout cela faisait partie du décor familier de leurs samedis matins.

Marc déposa le deuxième paquet de couches dans le caddie. Léo n’était pas près d’être propre, et ils le savaient tous les deux. Mieux valait anticiper, se dire qu’ils avaient au moins une semaine avant de revenir ici, poussant encore le même caddie grinçant, cochant encore les mêmes articles sur la liste manuscrite de Clara.

Ils avancèrent vers le rayon suivant, le chariot roulant en cadence avec leurs pas, tandis qu’autour d’eux, d’autres couples murmuraient les mêmes échanges pratiques, les mêmes choix sans surprise.

Rien ne pressait. Rien ne détonnait. C’était un samedi comme les autres.

Puis, un cri strident déchira l’air, figeant tout le rayon bébé dans une immobilité glacée.

Les têtes se tournèrent d’abord avec la lenteur incrédule de ceux qui se demandaient : « Qu’est-ce qui lui prend, à celle-là ? » L’incompréhension flottait encore dans l’air, une fraction de seconde trop longue.

Au bout de l’allée, une femme reculait en titubant. Son visage disparaissait sous sa main tremblante, tandis que l’autre bras traçait dans l’air des arcs désespérés. Ses doigts s’agrippaient au vide, comme si elle cherchait une issue là où il n’y en avait pas.

L’agresseur était si petit qu’on aurait pu en rire. Un moineau. Mais pas n’importe quel moineau.

Son plumage terne semblait avoir perdu sa vie, des plumes manquaient, dévoilant des plaques de peau grise et parcheminée. Son œil, enfoncé dans une orbite suintante, n’avait plus rien de naturel : un globe terne, opaque, à demi recouvert d’un voile blanchâtre. Lorsque sa petite tête se tournait d’un mouvement sec, le cou faisait un craquement sinistre, comme un os brisé que rien ne retenait vraiment.

L’oiseau s’acharnait sur la femme, ses pattes griffues plantées dans la chair tendre de son cou. Son bec, déformé, s’abattait en une série de coups frénétiques, projetant de minuscules gouttelettes de sang sur le sol immaculé du supermarché. Chaque piaillement résonnait d’une manière étrange, rauque et déformée, comme si l’air peinait à traverser une gorge obstruée.

Le silence ne dura qu’une seconde. Ensuite, tout bascula.

Un hurlement collectif jaillit des clients, couvrant le bruit métallique des caddies abandonnés qui roulaient en liberté. Le verre éclatait en mille morceaux, les bocaux se brisaient au sol dans une pluie de débris scintillants. Des gens couraient dans toutes les directions, leurs pieds glissant sur les sauces répandues, leurs mains agrippant tout ce qui pouvait les stabiliser.

Marc tira Clara en arrière juste à temps. Une silhouette vacilla, s’effondra à quelques centimètres d’eux, son visage frappant le carrelage dans un bruit sourd. Clara eut un haut-le-cœur en voyant une traînée de sang poisseux s’étirer sous le crâne inerte.

Dans ce chaos, le moineau ne s’arrêtait pas. Comme mû par une force invisible, il continuait à harceler la femme. Ses ailes battantes n’étaient plus qu’un mouvement saccadé, mécanique. Une de ses pattes semblait cassée, pendante, mais cela ne ralentissait pas sa frénésie.

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3 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 9 jours

Et hop, voici un like d'encouragement, bonne chance pour le concours!

Serina

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Il y a un mois

Like de soutien 😙 bon concours !

StevenLT

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Il y a un mois

Like de soutien 😙 bon concours !
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