Fyctia
47 - Skylar.
Je vais me ridiculiser.
Une fois de plus.
Malgré nos divergences d’opinion, la galaxie qui sépare nos centres d'intérêt, notre tendance passive-agressive de jouer au chat et à la souris, les traits physiques qu’il a débloqué sur moi et qui, d’après ce qu’il m’en a dit, ne correspondent pas tout à fait à son idéal féminin ; malgré toutes ces choses qui opposent nos univers, qui incarnent parfaitement deux étoiles nées sous un ciel différent, il continue de vouloir apprendre à me connaître, d’avancer, de s’accrocher à nous et de ce que l’on pourrait devenir dans un futur lointain.
Ce soir, il a envie de franchir avec moi une nouvelle étape, qui sera sûrement décisive dans notre relation.
Ce soir, il va se désinscrire d’Oxymore parce qu’il va se rendre compte que la fille au bout du fil n’est pas capable d’aligner trois mots suffisamment cohérents pour former une phrase qui a du sens. Une fille tellement intimidée par un si petit appareil, indispensable dans la vie de tous les jours et simplement composé de métaux ferreux et de plastiques divers, qu’elle en devient inintéressante. Tantôt aussi idiote qu’une bimbo de télé-réalité, tantôt froide comme une nuit d’hiver et coupante comme le verre. Rien de mon attitude au téléphone ne peut passer pour le reflet de celle que je suis dans la vraie vie. Il pense être capable d’assurer à lui tout seul le rythme de la conversation, mais il se trompe. Même lui n’aura pas la capacité de me mettre à l’aise, de me dérider, de me décoincer.
Des larmes brûlantes emplissent mes yeux couleur d’orage. Je jette ma tête en arrière pour ne pas les laisser couler.
Ne pas céder à l'abattement.
Je n’ai pas fait tous ces efforts pour rien.
Je me suis inscrite sur cette application de rencontre au concept hors du commun d’abord pour faire plaisir à Vinnie, faisant fi de toutes mes réticences envers l’idée de tourner la page de Lénaïg. À ce jour, le livre de notre histoire d’amour est loin d’être refermé. Je ne peux pas effacer sept ans de relation ni la douleur de la rupture avec une semaine d’échanges virtuels avec un garçon, même si celui-ci est une véritable bouffée d’air frais. Mais, je dois reconnaître que le tranchant des pages du couple que nous formions semble émoussé. Je ne passe plus mon temps à ressasser le film de nos souvenirs, avec les scènes de notre rencontre dans ce cyber-café, de ce baiser qui a scellé notre aventure commune, de la première fois qu’il a posé ses mains chaudes sur mon corps nu et tremblant d’appréhension, de son sourire en demi-lune et de ses yeux dorés étincelants, de nos éclats de joie, de nos engueulades.
De sa collègue à califourchon sur lui dans notre lit. La façon dont elle a souri quand elle m'a vue.
Non.
Finalement, c’est à moi qu’Oxymore fait du bien. Je passe désormais mon temps à zieuter l’écran de mon téléphone, à pester contre un cygne composé ni d’os ni de plumes mais de 0 et de 1 et surtout, à rire des idioties de Lorenzo.
Lorenzo qui n’a aucun moyen de mesurer le désastre que je représente avec un téléphone vissé sur l’oreille. Qui a simplement envie d’entendre la voix de la fille qui se cache derrière les messages envoyés. Qu’il apprécie suffisamment pour lui filer un rencard téléphonique.
Je n’ai pas envie de tout gâcher.
J’expire un bon coup, histoire de me calmer un peu, relâcher la pression. Je me redresse sur le canapé et me fouette les joues pour m’aider à reprendre contenance, les coudes posés sur les genoux. Puis, comme je le fais avant toute compétition, je m’attache les cheveux. Il n’est que 14h, j’ai encore le temps de me préparer - psychologiquement et physiquement - à cet appel de malheur.
J’envoie un texto à Vinnie, qui travaille toute la journée à la boutique, histoire d’obtenir un peu d’encouragements.
Sa réponse met à peine quelques secondes à arriver.
Voilà toute la foi que mon meilleur ami a en moi.
So much for ton soutien, Vincent.
Je lève les yeux au ciel et attrape des feuilles de papier volantes qui traînent sous la table basse, vestiges de toutes ces après-midi passées à travailler sur le projet de mon colocataire. Je commence par écrire quelques phrases bateau, puis des plus personnelles comme “Qui est cette Mel ?”, “Pourquoi avait-elle une batte ?”, “Pourquoi tu t’es isolé ?”, “Tu as une grande famille ?” Ce genre de choses.
À 16h30, je reçois un message de Lorenzo, qui interrompt une séance de méditation guidée que j’ai téléchargé une demi-heure plus tôt dans l’espoir de faire baisser ma nervosité.
Même si je ne connais pas du tout les futurs parents, je suis contente pour eux. Et pour Lorenzo, qui a l’air enchanté de la nouvelle.
Je n’ai plus de nouvelles de mon match de toute l’après-midi, ni en début de soirée.
Vinnie rentre du travail à 19h, l’air épuisé, comme presque tous les samedis. Quand il y a beaucoup de monde au magasin, il est obligé de maintenir en place tout au long de la journée son masque de commerçant, de puiser dans ses précieuses ressources intérieures et son professionnalisme pour ne pas laisser paraître que toutes ces interactions sociales le drainent de toute son énergie vitale. Silencieusement, je l’aide à décharger les deux grosses poches en carton qu’il tient à la main, contenant des dizaines de barquettes de nourriture asiatique pour le dîner de ce soir.
On mange tous les deux devant la télévision, allumée sur Game One et rediffusant un épisode des premières saisons de One Piece. Ni l’un ni l’autre ne dit un mot. J’ai envie de décharger sur lui toutes mes craintes à propos de ce rencard téléphonique, dont l’heure fatidique se rapproche dangereusement, mais je sais qu’il a besoin de ce silence pour se recharger. Ce n’est pas contre moi.
Le dernier croc de sa tartelette aux agrumes et à la citronnelle à peine englouti, Vinnie se lève du canapé et se rend dans sa chambre, qu’il ferme à double tour. J’imagine que c’est sa manière à lui d’éviter que je rentre à l’improviste dans sa chambre hurlante de panique cinq minutes avant ce fameux appel.
C’est malin, parce que c’est probablement ce qu’il risque de se passer.
Non, Sky. Non. Tu as tout prévu. Tu es calme, tu es détendue. Tu contrôles tes démons. Tu es forte.
Tellement forte qu’à 20h55, je transpire tellement que j’ai déjà probablement perdu 3 kilos, je ressemble à une glace vanille-fraise entre mes joues cramoisies et mon visage aussi pâle que la mort personnifiée, j'ai les mains moites, j’ai tellement mal au ventre que j’ai peur de me vider au milieu des couvertures et mon cœur bat si fort la chamade que je suis certaine que Vinnie doit l’entendre de sa chambre.
Alors, quand la pendule de ma chambre pointe enfin 21h, je me sens défaillir.
3 commentaires
Hilena
-
Il y a 3 ans
Calliste Bright
-
Il y a 3 ans
Scarlett Owens
-
Il y a 3 ans