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MON PROJET
Comme tout cela s’annonce bien !
J’avais prévu d’entamer la partie au retour de Marrakech, mais les circonstances m’ont offert une entrée en matière spectaculaire. J’observe tout, j’écoute tout, j’analyse tout depuis un an. Louis Lanson est une petite boîte, après tout, et dans cette volière de perruches surexcitées, il est aisé de glaner toutes les petites informations que l’on qualifie dans ce milieu de croustillantes, que je traite pour ma part comme de l’engrais précieux qui fertilise les modalités de ma vengeance.
Lorsque je mettrai la touche finale à mon projet, tout ce système fait de faux-semblants, d’humiliations, d’infantilisation à outrance, toute cette machine factice qui se nourrit des personnes en annihilant les personnalités sera réduite à néant. Moi aussi, mais ça m’est égal. J’ai eu la faiblesse de supporter le poids de cette machine pendant si longtemps. Je ne veux pas qu’elle me survive. Ils m’ont détruit en profondeur, ils m’ont blessé jusqu’à l’agonie, mais ils perdront tous cette immunité qu’ils pensent détenir sans condition.
Au lycée, j’ai été bouleversé par *La Mort Du Loup*, ce poème dans lequel Alfred de Vigny décrit l’agonie d’un grand loup, qui ne se résigne à mourir devant les chasseurs qu’après avoir massacré tous les limiers lancés sur sa trace.
« (…) Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus, qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. (…) »
J’irai jusqu’au bout. J’étais un jeune homme sain, et équilibré. J’avais envie de conquérir Paris, comme tous ceux à qui est offerte l’occasion rare d’évoluer parmi les « gens qui comptent ». Le microcosme de la mode brille d’un éclat plus vif quand on le regarde de loin, et comme tant de papillons j’ai désiré ma part de lumière. Je n’ai pas eu une enfance spécialement facile ni difficile, mon adolescence a ressemblé à celle de milliers de garçons débordant d’une énergie conquérante, et mes choix de jeune adulte sont probablement discutables si on les passe au crible de je ne sais quelle morale ou éthique. Mais je me suis toujours regardé dans un miroir avec fierté, tant j’étais libre de mes actes et de mes mots.
Cette fierté a commencé à s’étioler dès mon entrée chez Louis Lanson.
Ces entretiens d’embauche, d’abord. Des questions lénifiantes sur mon parcours, un simulacre d’attention porté à mes réponses, des tests de personnalité si intrusifs que nul ne peut y répondre avec franchise. Et le sempiternel discours sur les « valeurs » de la marque : CREATIVITE – VISION – EXECUTION. Cette enveloppe de condescendance dans laquelle ils vous emprisonnent dès la signature de votre contrat. Cette négation de l’individu au profit d’une organisation dont l’efficience écrase chacun des rouages.
La carrière ensuite. L’évolution dans l’organigramme conditionnée aux résultats, et, dans une dynamique sournoise de déshumanisation, au « savoir-être ». Ne jamais révéler d’informations confidentielles. Ne jamais adopter une posture qui laisserait penser que vous avez un sens critique. Ne jamais émettre ne serait-ce qu’une légère réserve sur la beauté inégalée d’une collection de prêt-à-porter. Travailler sans relâche au bien commun. « Martine est fantastique, nous l’adorons, mais elle n’est pas de la première jeunesse, et ses résultats récents ont montré qu’elle n’était plus tout à fait dans la dynamique de la Maison. Je suis sûre que vous prendrez la décision qui s’impose. Ne laissez pas votre compassion prendre le pas sur le résultat final. Ce n’est pas un concours de popularité. Etre manager, c’est savoir prendre des décisions difficiles ».
Les réunions de pilotage et les comités de direction enfin. Devant tout le top management de la boîte : « celui-là, j’espère qu’il a utilisé son cerveau avant d’utiliser sa langue, cette fois-ci ». Signé Jean-Etienne de Vieilleville. Je crois d’ailleurs que c’est à cause de cette phrase qu’il a eu l’honneur d’inaugurer mon projet. Jean-Etienne, Directeur Administratif et Financier le jour, vieux nobliau décadent le reste du temps. Jamais personne avant lui n’a aussi bien porté le sobriquet de « fin de race ». Divorcé trois fois, pas d’enfant. Grâce à moi la race des Vieilleville s’est éteinte sur le tranchant d’une lame affûtée.
Ça n’a pas été trop difficile, à vrai dire. A force de rejeter explicitement le poids de son héritage familial – la particule, le château en Touraine, la chevalière armoriée, et les mariages entre gens du même sang, Jean-Etienne était tombé depuis de nombreuses années dans la spirale sordide d’une vie remplie de cocaïne, de partouzes entre gens de pouvoir, et du sang des prostituées vierges – et mineures, cela va sans dire, qu’il « louait » à la journée lors de ses « business trips » en Asie et en Amérique du Sud.
Je n’ai eu aucun mal à mettre la main sur des photos suffisamment compromettantes de l’un de ses derniers voyages. Ma technique classique du sms anonyme, envoi de photo, accusé de réception à la sortie de l’avion au Maroc, le visage qui se vide de son sang devant l’écran. Deuxième sms qui propose de partager ces photos avec notre PDG, Angelo Bertani, et de signaler en même temps aux douanes marocaines que la doublure de son sac monogrammé abrite une quantité de coke suffisante pour dynamiter un vernissage à West Hollywood. Terreur chez le Vicomte. Troisième sms qui lui ordonne de démissionner sur le champ. Quatrième sms qui lui donne rendez-vous dans l’échoppe sombre et enfumée d’un barbier du souk de Marrakech. Mouvement de bras ample et précis pour découper la carotide. Photo. Liasse de dirhams pour faire disparaître le corps et les éventuels témoins.
Je n’ai pas eu besoin d’utiliser ma langue, mais tu aurais pu te servir de ton cerveau, Jean-Etienne. Malheureusement il a grillé depuis longtemps. Cocaïne, amphétamines, champagne et gin. De toute façon tu ne pensais qu’avec ta queue.
J’ai tout de suite envoyé la photo à cette petite idiote de Sybille. Proie facile. Je prends possession de son esprit pour semer la peur et le soupçon. Je ne donne pas cher de sa résistance au sein de la Maison. Quand on a construit sa carrière sur la dénonciation, l’humiliation, et sous le joug d’un amant dépravé appuyé à la cuvette des chiottes pendant une soirée d’entreprise, on peut difficilement compter sur son courage ou sa force mentale.
Mon seul souci pour le moment est Yasmina. Elle n’est pas faite du même moule que les autres.
Il va falloir que je redouble d’imagination.
« CREATIVITE – VISION – EXECUTION ».
Allons-y.
13 commentaires
Jacques Pons
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Il y a 7 ans
Lou.R.Delmond
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Il y a 7 ans
Myjanyy
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Il y a 7 ans
Jacques Pons
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Il y a 7 ans
alexia340
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Il y a 7 ans
METIS
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Il y a 7 ans
Plume d'Ours
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Il y a 7 ans
Laurie Delphis
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Il y a 7 ans
JoelBel
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Il y a 7 ans
Aliena
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Il y a 7 ans