Fyctia

New York, quelque part dans l’Upper West Side, 7 décembre  

Je l’attends à la sortie du Benedict.

Je me doutais qu’elle y jouerait ce soir, mais j’ai quand même dû user de tout mon charme pour qu’Isabelle me le confirme, à contre-cœur. Ses arguments étaient plus que valables : on ne force pas les gens à nous parler s’ils n’en ont pas envie. Pas plus qu’on ne les force à nous voir, mais quel autre choix avais-je ? On est rentrés depuis une semaine et elle m’évite depuis presque aussi longtemps. Et il est rapidement devenu clair que ma seule chance d’obtenir un face à face avec elle c’est de le provoquer, d’où ma présence ce soir.

Il faut que ça marche, ça doit marcher.

Les minutes s’égrènent, mes doigts et mes fesses s’engourdissent toujours un peu plus et je me répète mon plan en boucle. Étape 1 :  me rendre au bar.

Ce n’était pas la phase la plus compliquée je l’admets. Réussir à me glisser dans la salle bondée en ce samedi soir, c'était une autre affaire en revanche. Le Benedict est le repère des étudiants de Juilliard et des amateurs de musique en quête de nouveaux talents. J’y ai moi aussi fait mes premières scènes quand j’étais étudiant. Sans surprise, l'endroit grouillait de monde quand j’ai poussé la porte. J’ai été assailli par l’odeur de poussière, de friture, et d’un flot de souvenirs. Heureusement pour moi, le lieu n’est que faiblement éclairé et j’ai pu me faufiler jusqu’à une table sans tomber sur d'anciennes connaissances. Sans ça, il ne lui aurait pas fallu plus de deux minutes pour s'apercevoir de ma présence.

J’ai scanné la foule du regard et comme si mon cerveau et mon cœur n'avaient rien oublié de l’empreinte de son corps dans l’espace, j’ai mis dix secondes pour la reconnaître. La violence de la tendresse et du manque que j’ai ressenti a failli me faire tomber de ma chaise mais j’ai réussi à respirer assez pour pouvoir l’observer tout mon soûl.

Dos à moi, un tablier noué autour de la taille et un plateau à la main, elle servait une table comme si elle avait fait ça toute sa vie. Une autre hôtesse est venue prendre ma commande. L’envie de boire un shot ou deux pour me donner du courage était tentante mais je me suis contenté d’un soda. Mieux valait garder les idées totalement claires pour ce qui m'attendait. Une fois ma boisson servie, je me suis autorisé à la chercher du regard à nouveau.

- Messieurs dames, le moment que vous attendez tous ! Faites un triomphe au Juilliard Orchestra !

Un spot est venu éclairer la petite scène sur laquelle j’ai donné mes premiers concerts et quelques musiciens se sont installés. J’ai reconnu Nathan parmi eux, et deux étudiants de leur promotion, mais la plupart des visages m’étaient inconnus. Voilà un méfait de plus à ajouter à la liste de mes crimes : je suis parti et j’ai emmené avec moi les deux meilleurs musiciens du groupe.

Puis elle est entrée et s’est positionnée en pleine lumière, elle que j’ai toujours connue préférant l’ombre de l’arrière scène. Elle a calé son violon sur son épaule, armé son archer. Et soudain, comme chaque fois que je l’entends jouer, le reste du monde a disparu. 

Le groupe était bon, mené par un Nathan plus sérieux que jamais, mais c’est elle que je ne pouvais pas quitter des yeux. J’ai admiré la métamorphose de son corps : ses yeux clos, son visage concentré, ses bras ne faisant qu’un avec son instrument, ses jambes fermement ancrées au sol, ses doigts virevoltant sur le manche de son instrument pour en tirer les plus beaux sons. J’ai été hypnotisé, subjugué par l’énergie sauvage qui l’habite toujours quand elle joue. Son front brillait de sueur, ses sourcils étaient froncés par l’effort, mais elle n’a pas mis une note à côté, pas une seule jusqu’à la toute dernière. Puis la musique s'est tue et s'est prolongée dans l’instant de silence qui a suivi, juste avant que le public n’explose en applaudissements. Je suis sorti pendant qu’ils saluaient pour aller me poser près de l'entrée de service.

Et depuis, étape 2 du plan, j’attends qu’elle sorte. Peut-être a-t-elle repris son service après le concert. Peut-être est-elle sortie par devant. Peut-être m’a-t-elle vu et a-t-elle trouvé un autre moyen de m’éviter. Peut-être est-elle à l'intérieur en train de boire des verres avec ses amis du groupe ou un autre garçon. J’ai envie d’entrer à nouveau dans le bar pour vérifier, mais je crains si je bouge de ce mur, d’y laisser une partie congelée de mon sublime postérieur. Et, surtout, de la rater.

La porte qui s’ouvre brusquement met fin à mes tergiversations. Je prépare mon meilleur sourire de Flynn Rider et lance :

- Bonsoir, belle inconnue !

- Oh Bennett chéri ! Toi aussi tu m’as manqué. Mais il me semblait t’avoir déjà dit que tu n’étais pas du tout mon genre et que notre relation resterait malheureusement platonique. 

- Je suis le genre de tout le monde. Salut Nate.

Le meilleur ami d’Adelie me fixe, hilare.

- Elle arrive.

- Comment tu sais que…

- Aussi flatteur que ce soit de le croire, je sais que tu n’es pas là pour mon corps d’Apollon et mes talents de trompettiste.

Il me faut quelques secondes pour comprendre.

- Isabelle, je souffle en même temps que Nathan.

Une bouffée de tendresse m’étreint. C’est rassurant de savoir que, malgré tout, rien ne change.

- Tu n’imagines pas l’effort surhumain que ça lui a demandé de la boucler. J’ai cru qu’elle allait entrer en combustion spontanée ou un truc du genre.

Nathan sourit attendri et amusé. Puis son visage devient grave.

- Je suis content que tu sois là Benn, vraiment. Mais tu dois savoir que tout ça l’a sacrément amochée.

Dans ses yeux je lis ce qu’il ne dit pas des larmes qu’il a dû sécher et de la peine qu’il a dû consoler.

- Moi aussi Nate.

Il hoche la tête et je sais qu’il me croit, qu’il sait que je n’ai jamais voulu ça, jamais voulu la faire souffrir.

- Bon je file, je préfère ne pas me trouver sur sa route quand elle va te trouver là.

Je déglutis péniblement.

- Tu penses qu’elle va m’en coller une ?

- Je pense que vous allez vous arracher toutes vos fringues. Et c’est une situation que je ne tiens pas à revivre, genre plus jamais.

- C’est arrivé une seule fois !

- Une fois de trop. À plus Benn.

Et il disparaît au coin de la rue avant que j’aie eu le temps de répliquer. Le souvenir qu’il vient d’évoquer me renvoie à une autre époque. Celle d’avant, avant mon départ, avant notre séparation, avant que la bande n’implose.

Perdu dans mes pensées, je n’entends pas la porte s’ouvrir à nouveau et je sursaute quand une voix retentit. Sa voix.

- Je vais tuer Isabelle.

Sa voix qui m’a tellement manqué. Elle m’a tellement manqué !

J’avais préparé tout un discours pour avoir l’air à la fois cool et détaché, mais à la voir devant moi, si proche et pourtant si loin, j’oublie tout. Alors à défaut de trouver quoi lui dire, je me gave d’elle, je la dévore du regard. Et soudain me revient le souvenir de la première fois que j’ai posé les yeux sur elle, il y a trois ans.

Le jour où j'ai rencontré Adelie Hewitt.