Fyctia

— Chayan, je...

— Je t'ai dit de ne pas m'approcher ! gronda chayan d'un ton qui ne souffrait pas la contradiction.

Cette attitude aurait dû révulser Suni. Au contraire, un courage insoupçonné tapi au fond de lui s'éveillait, un instinct de protection inconnu. À pas lents, il s'approcha, comme on cherche à dompter une bête sauvage et traquée, un étalon impétueux, avec précaution, avec miséricorde. Il se dépouilla des oripeaux de l'orgueil humain, pour verser en offrande la pureté de son cœur. Il fut bientôt tout près du vampire, dont les yeux brillaient de fébrilité. Sa respiration profonde et effrénée déchirait le lourd silence.

D'un geste doux, mesuré, Suni posa une main sur son cœur, l'autre sur l'angle de sa mâchoire. Son propre sang fardait les lèvres de Chayan. Tout d'abord, il s'affola. Et s'il se dispersait en cendres sous ses yeux horrifiés ? Non. Son essence l'avait comme accepté depuis le début, sans qu'il ne sache pourquoi.

— Tout va bien, ce n'est rien, récita-t-il.

— Ce n'est pas rien, je t'ai blessé, contesta Chayan.

— Je t'assure, tout va bien.

Ils restèrent dans cette position de longues minutes, leur respiration retrouvaient peu à peu un rythme régulier. Chayan recouvrit la main de Suni, toujours posée sur sa joue. Il frotta son visage contre cette paume indulgente.

— Je suis désolé, je crains de te faire du mal. Je ne suis pas normal.

— Je me fiche de ce que tu es.

— Tu ne sais pas ce que tu dis.

Des éclairs constellaient le paysage orageux de ses iris. Calme mais tranchant, il repoussa Suni, s'éloigna et se saisit de son sac, crevant cruellement leur bulle d'intimité. Dos au jeune homme, il hésita. Quelques secondes s'égrenèrent dans un silence pesant.

Puis, il quitta la chambre sans un regard en arrière. 

La poitrine de Suni se vida de son air. L'esprit peuplé de doutes, il revivait la scène en boucle. D'un côté, ce premier baiser l'enivrait, de l'autre, ce départ brutal le lacérait d'une mélancolie aigüe. Le désert brûlant de leur étreinte avait laissé place au froid polaire de l'abandon. 

Pourtant, au fond de lui, un mince espoir vibrait ; il avait éraflé l'armure de Chayan, il avait dégivré la glace sous sa poitrine.

***

Les vampires, Suni et Giles s'étaient réunis dans le garage du manoir. Suni fronça les sourcils en avisant les petits bolides à deux-roues qui attendaient sagement qu'on les enfourchât.

— Ne me dites pas qu'on va voyager à bord de... ça ? s'étrangla-t-il.

— Ça, ce sont des bijoux plus vénérables que le plaisir charnel lui-même, je ne te permets pas de les dénigrer, s'offusqua Kao, comme si on avait critiqué ses propres enfants.

— Est-ce bien sans danger ? s'assura Giles, l'air peu convaincu.

— Ne vous inquiétez pas, Chayan prendra grand soin de Suni ! garantit Kao, prenant un malin plaisir à sous-entendre tout autre chose.

Les deux concernés lui lancèrent un regard meurtrier, tandis que Frankie pouffait de rire. Giles n'était pas dupe – la lèvre abîmée de Suni n'était pas passée inaperçue – mais il n'avait d'autres choix. Certes, il n'était pas ravi à l'idée qu'un vampire se nourrisse de Suni, ou lui fasse autre chose... Il savait aussi pertinemment qu'à lui seul, il ne parviendrait à le protéger contre l'attaque imminente de dangereux prédateurs. Au moins, cette bande insolite de vampires saurait préserver Suni du grand péril que représentait Varney.

— Je vous rejoindrai bientôt. D'ici là, faites attention à vous et surtout à Suni. S'il lui arrivait quelque chose, je...

— C'est bon, papi, on prendra soin de l'humain.

Giles ne releva pas l'insultant sobriquet. Il étreignit le garçon une dernière fois.

Chayan enfourcha une imposante moto, puis tapota l'arrière de l'engin, invitant le jeune homme à s'asseoir. Quand Suni croisa son regard pour la première fois depuis leur dernier échange troublant, il n'y lut qu'un désir de protection implacable.

Il déglutit de crainte à l'idée de ce voyage, mais il s'exécuta ; Chayan lui inspirait une confiance aveugle. Il adressa un dernier signe de la main au libraire, avant que le deux-roues ne décolle dans un vrombissement puissant, semblable au premier rugissement de l'orage.

Accroché au dos d'un vampire dont il avait encore le goût gravé sur les lèvres, entouré par deux autres gardiens inattendus, ils fendirent la nuit à une vitesse folle.

Suni embrassa une dernière fois le ciel de Bangkok, le cœur battant entre ses côtes. Une pensée étrange le traversa. Ce soir, alors qu'il fuyait la quiétude de sa vie ordinaire pour de bon, alors qu'il s'agrippait férocement au corps d'une créature de l'ombre, il ne se sentait plus tout à fait seul.