Fyctia
6.3. Embrasement
Suni émit une réponse inaudible dans l'oreiller, priant tous les dieux que sa grand-mère ne s'éternise pas. Il avait la déplaisante impression, parfois, d'être encore un adolescent privé d'intimité. Amnuay s'autorisait à pénétrer sa chambre quand bon lui semblait. Cette intrusion lui rappela qu'il était plus que temps de songer à déménager.
— Debout, Giles compte sur toi pour tenir la boutique.
La porte se referma. Enfin seul. Il s'adossa à la tête de lit et souleva la couverture. Sous ses yeux embués de sommeil, une chose étrange et inédite le fixait : une érection.
Quelle était cette diablerie ?
Comme tout jeune homme normalement constitué, ce n'était pas la première fois que ce phénomène hormonal l'accueillait au réveil. En revanche, jamais en pensant à quelqu'un en particulier, encore moins à un vampire. Cette idée était effroyable, intolérable. Mais la sensation, telle une blessure cuisante, hantait déjà la mémoire de sa peau...
Au pied du lit, sa petite boule de poils blanche, Giselle, le fixait de ses yeux ronds, semblant le juger en silence.
— Fais comme si tu n'avais rien vu, tu veux bien...
Il était damné.
***
Suni n'avait pas ménagé ses efforts pour être à la hauteur de l'évènement : cette ultime représentation clôturait en majesté la saison de la prestigieuse institution. Les tableaux se succédaient, alternant entre adagio* et allegro*. Dans les coulisses, la tension culminait. Il tentait de faire le vide, à l'exception des pas de danse, gravés comme des empreintes indélébiles dans les recoins de son cerveau méticuleux.
Il était plus fébrile que jamais. Depuis sa dernière confrontation avec Kao, celui-ci se faisait discret. En journée, rien d'étonnant. Mais ce soir, il craignait d'être à nouveau à la merci du vampire, malgré les apparitions constantes d'un protecteur inattendu, à l'affût de ses moindres trébuchements.
Il écarta le rideau d'un geste mal assuré : Amnuay, Lamaï et Giles se tenaient dans l'assistance ; l'une jaugeait l'architecture baroque avec une désapprobation évidente, la deuxième agitait sa main vers lui, surexcitée, et le dernier balayait les alentours d'un regard méfiant, l'air de quadriller la zone. Compte tenu des circonstances, Giles s'était libéré pour veiller sur lui, en dépit de la condition d'Hannah.
S'il s'était réfugié à la librairie à cette heure si matinale cette fois-là, d'ailleurs, c'était pour fuir quelques heures l'irascibilité de sa compagne. Sauf que la garçonnière était déjà occupée par deux fuyards : un vampire qui refusait de se nourrir et un humain qui avait subitement décidé de se laisser mordre. Curieux duo.
Suni n'avait pas revu Chayan depuis cette étrange nuit, deux semaines plus tôt. C'était mieux comme ça, il ne devait ni se laisser distraire, ni trahir la confiance de Giles, qui lui avait arraché la promesse de donner cette dernière prestation, puis de faire profil bas pendant un temps. En échange, il tairait à Amnuay ses frasques vampiriques.
Le danseur reconnut l'allegro qui signait la fin du morceau de la classe précédente. C'était à lui.
— En place, les quadrilles. Côté jardin, tonna la professeure de danse en frappant énergiquement des mains, une cigarette longue coincée entre ses lèvres prune.
À l'instar d'un automate, Suni se plaça sur le bord de l'estrade. La première note de piano perça le silence de cathédrale du théâtre ; les danseurs s'élancèrent un à un sur scène dans une chorégraphie minutieusement répétée, tel l'envol céleste d'une nuée d'hirondelles. Suni fermait le cortège.
Quand la pointe noire de son chausson épousa la scène, le phénomène se produisit. Son corps obéit à la musique, gracieuse arabesque ondulant au rythme lancinant de l'adagio. Dans sa tête, c'était pourtant le silence. Plein et apaisant, à peine troublé par l'écho de ses battements de cœur, comme s'il était seul au fond de l'océan. Un bonheur profond l'envahit ; l'oiseau avait à nouveau pris possession de son être. Il imaginait des ailes transpercer la peau de son dos, se déplier majestueusement et l'emporter dans les hauteurs.
La musique se tut.
Les applaudissement retentirent.
Au second rang, sa famille l'acclamait, même Amnuay avait abandonné sa légendaire réserve. Le sourire qui avait fleuri sur ses lèvres à cette image chaleureuse se fana : Kao siégeait parmi ses professeurs, le fixant avec insistance. Sa présence ici n'avait rien de remarquable. Suni n'avait pas prêté attention à lui l'année passée, mais il devait certainement se tenir là avec cette même attitude de rapace. Il fut sauvé de cette vision inquiétante par le rideau qui se refermait déjà.
Une angoisse renouvelée contaminait ses membres. Il prit le temps de se calmer sous une douche brûlante avant de s'habiller. Mean s'était assis à côté de lui sur le banc des vestiaires.
— Ça a été ? lui demanda-t-il en se massant la cheville.
— J'étais nerveux, je ne sais pas ce que ça a donné...
— Faux modeste, va. Tu es toujours éblouissant, quand tu danses.
Suni ne sut que répondre, pris au dépourvu par cet éloge excessif.
— J'ai entendu parler d'un dîner chez le directeur, ce soir, avec les meilleurs danseurs, poursuivit Mean, chuchotant à son oreille sur un ton de complot.
— Comment le sais-tu ?
Le Sujet sourit fièrement.
— J'ai mes sources. Il a déjà pris un taxi. Voilà qui devrait te rassurer.
Suni voulait presque étreindre Mean, cette information lui permettait d'évacuer l'essentiel de son anxiété. Il se contenta de hocher la tête et de former un timide rictus de reconnaissance.
— Et toi, tu n'y es jamais convié ?
— Quelques fois, mais pas ce soir. Tu veux qu'on aille fêter ça ensemble, sans vampires ? proposa-t-il.
Suni l'observa, perplexe. Rien dans son attitude n'encourageait à l'amitié. Ça ne semblait pourtant pas freiner Mean, loin de là.
— Non, merci. On m'attend.
— Une petite copine ? présuma Mean d'un air narquois.
— Juste une amie et des proches.
— Bon... Tant pis, une prochaine fois. Prends soin de toi, Suni.
Mean s'éloigna pour se mêler au fourmillement des derniers danseurs qui quittaient le théâtre. Suni termina d'enfiler son manteau, l'esprit assailli de flashs écœurants : Kao en compagnie de sa cour dans des tableaux obscènes et sanglants. Il reçut un texto de Giles, lui confirmant que la voie était libre.
En traversant les coulisses, le murmure d'une mélodie attira son attention. Du piano. Il tendit l'oreille, reconnaissant La Sonate au Clair de Lune de Beethoven, exécutée à la perfection. Le pianiste avait-il décidé de faire des heures supplémentaires ?
Suni se laissa guider par le charme secret, profondément mélancolique, de la partition. Il écarta les lourds rideaux de velours. Dans l'ombre, un homme jouait, habité. Ses yeux d'ambre flambaient comme un feu dans la nuit. L'intrus surprit son spectateur clandestin.
— Bonsoir, Suni.
***
* Pièce musicale exécutée dans un tempo lent.
* Pièce musicale exécutée dans un tempo vif.
18 commentaires
Cécile Marsan
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Il y a un an
Marion_B
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Il y a un an
Siha
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Il y a un an
MIMYGEIGNARDE
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Eva Boh
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Eva Boh
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Il y a un an