MIMYGEIGNARDE Old Souls 2.4. Le danseur

2.4. Le danseur

Quand Suni franchit les portes imposantes du conservatoire, encore désorienté, ses jambes vacillantes le portaient à peine. Il aperçut Mean prendre racine devant la bâtisse, fidèle à sa réputation ; un guetteur indiscret, à l'affut des élèves vulnérables qu'il aimait tourmenter de sa curiosité infinie.


Ses yeux s'allumèrent d'intérêt à l'apparition du jeune homme. Suni détourna la tête, refusant d'être la prochaine victime de son camarade bavard. Il tenta de contourner l'indésirable, mais ce dernier lui barra le passage.


— Hé, que s'est-il passé ? l'interpella-t-il.


Suni songea d'abord à l'ignorer, puis il se rendit à l'évidence : il ne pourrait rien cacher bien longtemps à cette sentinelle, capable de flairer la moindre instabilité dans le cours des événements. De plus, il n'avait aucun amis au conservatoire et éprouvait le besoin de se confier à quelqu'un. Ce n'était pas le candidat idéal, mais il était trop troublé pour faire le difficile. Et Mean était ce qu'il était, mais il avait de l'expérience.


— Il semblerait que j'ai gagné une invitation pour une soirée VIP, révéla-t-il avec une amère ironie.


À cette nouvelle, un sourire ambigu se forma sur les lèvres de Mean.


— Je le savais, dit-il d'un air triomphant. Tu comptes y aller, n'est-ce pas ?


— Je ne suis pas sûr... Cet homme n'est pas commode, temporisa Suni, ne sachant s'il cherchait l'approbation ou la mise en garde de ce complice inattendu.


— Suni, c'est la chance de ta carrière. On tuerait tous pour être à ta place, insista le coryphée d'une voix persuasive. Ton manque de sociabilité risque de te coûter très cher, à la longue, mon ami.


Suni se mordilla la lèvre, hésitant. Il savait, au fond de ses tripes : il n'avait pas le choix s'il voulait effleurer son rêve du bout des doigts. Sa décision ne serait pas dictée par la raison, mais par les voix pernicieuses de l'envie.


— Jouer les courtisans ne m'enchante pas beaucoup.


— Être coryphée t'enchantera, par contre, sois en certain, affirma Mean.


Le quadrille ne devait pas manquer l'occasion de faire bonne impression sur celui qui détenait son destin entre les mains, n'est-ce pas ? Ce regret risquait de le hanter pour toujours.


***


« C'est la chance de ta carrière. On tuerait tous pour être à ta place. »


Suni vérifia une dernière fois l'adresse inscrite sur la carte de visite. Érigée en plein centre-ville, la demeure fascinait par sa troublante ressemblance à un château gothique. À deux pas battait le cœur sonore de Bangkok, puis, à quelques rues, un quartier résidentiel calme et luxueux, bordé d'un parc absorbant la rumeur urbaine. Au bout d'un sentier qui serpentait entre les maisons et les grands arbres, nichait cette bâtisse intimidante au parfum de secret, tout droit sortie d'une imagerie victorienne. Ce lieu insolite évoquait un monde révolu.


Un frisson le parcourut.


Armé de tout son courage, Suni sonna à la porte du manoir. Pas de réponse. Alors qu'il la poussait d'un geste incertain, elle s'ouvrit en grinçant. Si seulement Lamaï l'avait accompagné ! Elle aurait su désamorcer la tension ambiante en collectionnant les sarcasmes hilarants dont elle avait le secret. Ce directeur... Un vil provocateur se plaisant à tourmenter les danseurs novices, comme beaucoup de personnalités typiques de ce milieu trop souvent détestable. Suni était capable de passer cette épreuve sans y perdre ses plumes. Du moins, l'espérait-il.


Il culpabilisait cependant d'avoir menti à sa grand-mère. Il ne pouvait lui avouer qu'il allait passer toute une soirée en compagnie d'une personne qu'elle tenait en si basse estime. Elle avait levé un sourcil sceptique quand il avait prétendu sortir en ville avec un « nouvel ami », mais s'était bien gardée de protester. Suni se sociabilisait enfin. Il n'était pas question de ruiner cette avancée majeure. Et puis, il avait vingt et un ans. C'était un adulte, bien qu'il manquât cruellement d'expérience.


Poussé par un élan de témérité inédit, il pénétra dans la majestueuse demeure. Un long corridor dénudé, tout en marbre, l'accueillit. Ses pas résonnèrent dans le silence.


— Par ici, l'attira une voix.


Il se laissa guider et déboucha dans un immense salon chaleureux, décoré dans des tons ocre, bruns et écarlates. Des bibelots curieux trônaient sur des meubles fastueux, témoignages manifestes d'un héritage ancien. Un somptueux tapis persan ornait le parquet rutilant. Cet ensemble bigarré éveillait dans l'imaginaire une boutique d'antiquités.


— Bienvenue, Suni Khanawut.


Suni prit le temps d'analyser la scène. Le directeur, vêtu d'une robe de chambre rouge grenat (un choix d'accoutrement original pour la circonstance), affichait un air satisfait. À ses côtés, quelques danseurs – des coryphées mais aussi des sujets – buvaient une coupe de vin en gloussant. Ils cherchaient l'attention de l'homme, désormais toute captive du nouveau venu.


— Bonsoir, se décida-t-il à répondre, étranglé de timidité.


— Prends place.


Les autres danseurs le toisèrent avec méfiance, peu enclins à accepter un énième rival parmi eux.


— Monsieur, ce première année est-il bien à sa place ici ? osa une jolie blonde au teint délicat et au minois de poupée.


— S'il est aussi intéressant que sa danse, alors oui... assura Kao Ahunai d'une voix suave sans quitter Suni des yeux.


— Je ne crois pas que...


— Et si vous profitiez de la douceur du soir dans le jardin ? J'ai quelques mots à dire à Suni en privé pour l'introniser.


Le petit groupe soupira de dépit, mais ne se risqua pas à contredire le directeur cette fois-ci. Ils quittèrent les lieux de mauvaise grâce, sans manquer de jeter un regard lourd de mépris au jeune quadrille. Le traitement de faveur dont il bénéficiait intrigua Suni. Surtout, cela ne lui disait rien qui vaille. Il devait s'assurer des intentions de l'homme avant de poursuivre la soirée. Une audace inattendue lui donna l'élan nécessaire pour clarifier la situation.


— Pourquoi suis-je ici ce soir, au juste ?


Il n'avait pas anticipé que sa voix sonnerait si frêle et fragile, comme celle d'un enfant intimidé. Il se maudit intérieurement.


— Allons allons, ne sois pas si pressé. Nous avons tout le temps de faire connaissance. Et appelle-moi Kao. Un verre de vin ?


— Je ne bois pas, rétorqua Suni d'un ton plus tranchant.


Kao arqua un sourcil.


— Vraiment... ? Des jeunes qui se préservent de l'ivresse, de nos jours ? De mon temps, c'était différent, se désola l'homme dont l'attitude lui donnait l'air plus âgé qu'il ne l'était.


— Je vous l'ai dit. Je me concentre sur la danse.


— Eh bien... Je vois que tu sais ce que tu veux. Viens près de moi, l'invita Kao en tapotant la place vide à ses côtés sur le canapé rouge.


Suni resta un moment interdit, immobile. Son hôte ne lui inspirait pas confiance. Si Lamaï s'était trouvée en pareille situation, elle aurait déjà envoyé quelques piques bien senties à la figure de cet individu pour le moins culotté. Suni, de toute évidence, manquait sérieusement de répartie.


Il se sentait acculé.

Tu as aimé ce chapitre ?

15

15 commentaires

Nicolas Bonin

-

Il y a un an

Le piège se referme sur le malheureux Suni. Je me demande si son amie n'a pas un lien avec la sorcière du prologue.

Marion_B

-

Il y a un an

Ou est chayan??

MIMYGEIGNARDE

-

Il y a un an

🤷🤷

Elenwe

-

Il y a un an

Je me rappelle de ce passage ^^ La fameuse promotion canapé qui se profile ^^

Mary Lev

-

Il y a un an

Pauvre Suni …
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.