Fyctia
L'as de carreau (Clémence)
Sept ans plus tôt
— Clémence ?
Dans le brouhaha des voix d'enfants, des diverses sollicitations et des envies de faire pipi, la voix grave détonne. Je lève les yeux du petit Matis, qui a le nez qui coule et persiste à se moucher sur ses camarades, pour découvrir un homme magnifique. J'en ai le souffle coupé. Son visage respire la joie, il affiche un sourire resplendissant et j'ai bien du mal à m'arracher à la contemplation de ses yeux noirs. Quand je sens Matis s'essuyer le nez sur ma robe, je parviens enfin à répondre :
— Oui... on se connait ?
En réalité, j'ai déjà la réponse à cette question : il est clair que je n'ai jamais rencontré cet homme, je ne l'aurais pas oublié.
— Non, mais votre prénom est écrit sur votre badge, répond-il sans se départir de son sourire.
— Ah, oui, évidemment...
S'en suit un rire qui me donne l'air d'une débile profonde, je le sais.
— Je me demandais si vous pouviez nous filmer, mes copains et moi, m'explique l'inconnu en me tendant son téléphone.
À quelques mètres derrière lui, plusieurs types en tenue de hip-hop attendent ma réponse. L'un d'entre eux a sorti une petite enceinte et lancé une musique rythmée. Je jette un coup d’œil à la flopée de marmots qui m'entoure. C'est notre grande sortie de fin d'année. Voilà plusieurs minutes que nous patientons devant le muséum d'histoire naturelle à cause d'un problème de fuite d'eau dans les toilettes et les enfants sont montés sur ressorts. J'ai peur qu'une minute d'inattention se transforme en cataclysme.
— Il n'y en a que pour quelques secondes, insiste l'homme.
Callista, ma collègue et meilleure amie, intervient en le reluquant de haut en bas sans aucune retenue :
— C'est bon, vas-y.
Les mamans accompagnatrices confirment avec force. J'ai l'impression que plus personne n'a envie d'aller observer de vieux ossements... J'accepte d'un mouvement du menton en prenant le portable.
— Génial ! s'enthousiasme l'inconnu comme si je venais de lui offrir une grosse somme d'argent. Alors, moi, je vais partir de la gauche, là-bas, et ce serait bien si tu pouvais me filmer... ça ne te dérange pas qu'on se tutoie ?
Je fais non de la tête et la moitié des élèves de ma classe aussi, tant ils sont absorbés par ce que raconte le danseur.
— OK, super. Donc, je cours, tu me suis avec la caméra et là, je rejoins les autres et on fait une figure, ça va être rapide. C'est bon pour toi ?
Il touche mon bras en me posant la question et je ne peux que hocher la tête comme les chiens à l'arrière des voitures. Quand je vois que je tiens le portable à l'envers, je me dis que la confiance qu'il me montre est excessive. La grâce avec laquelle cet homme bouge son corps me perturbe, moi qui n'ai jamais vraiment quoi su faire du mien.
Une fois en position, il lève son pouce pour me faire signe de démarrer l'enregistrement et j'obtempère. Comme convenu, il court, s'élance, prend appui du pied sur la poitrine d'un des gars qui porte déjà deux autres types et opère un salto arrière. Impressionnant ! Tous les enfants applaudissent bruyamment. Mon bel inconnu vient récupérer son portable en trottinant, même pas essoufflé.
— Ça a été ?
— Oui, très bien. C'était... intimidant.
Il éclate de rire, hausse les épaules comme si ce qu'il venait de faire était à la portée de tout le monde. Nous visionnons le petit film de son exploit. Je constate avec horreur que si j'ai bien capté le début, rapidement je baisse la caméra et qu'on ne voit rien de leur incroyable figure. Je devais être trop captivée... Affreusement gênée, je bafouille :
— Je suis désolée.
Il sourit en me fixant.
— Ce n'est pas grave, Clémence. On recommencera, ne t'en fais pas pour ça. Et puis, ça a permis qu'on se rencontre. Je m'appelle Idriss, au fait.
— Et moi, Clémence.
Non, sans blague ? Qu'est-ce que je peux être stupide, parfois !
— Allez, il faut qu'on aille assurer le spectacle, maintenant ! Merci quand même ! Salut les enfants !
Dans mon dos, j'entends la responsable du muséum indiquer à une de mes collègues que tout est rentré dans l'ordre et qu'on peut envahir, pardon, intégrer, les lieux.
— Il était whouah, ce type ! s'écrie Callista. Pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas demandé à moi ?
— Parce que tu as laissé une enfant de quatre ans écrire ton nom sur ton badge et qu'on dirait que tu t'appelles Camembert.
Tous les élèves poussent des cris euphoriques en répétant "Maitresse Camembert, Maitresse Camembert"...
— Ça me fait tellement plaisir de te revoir, chuchote Idriss en faisant mine de m'attraper la main, avant de renoncer.
Contrairement à ce que je pensais plus tôt, son sourire est inchangé. Sa grâce naturelle aussi. La gentillesse qu'il dégage est exactement la même que ce premier jour devant le muséum. Il ne s'est pas transformé en monstre dans le laps de temps où l'on ne s'est pas vus. Malgré ce que je lui ai fait subir... Est-ce que je peux arrêter de culpabiliser, alors ?
— Salut, Idriss.
Bien. Je constate avec soulagement que mon cœur n'explose pas. Il s'emballe, cogne fort, mais n'envisage pas de me lâcher tout de suite. Il en a vu d'autres.
Face au doux regard d'Idriss, je reste silencieuse. Je ne sais pas par quoi commencer, malgré le nombre de fois où j'ai répété mon discours d'excuses. J'ai la sensation qu'il faut que je dise quelque chose et en même temps, tout ça me semble tellement loin ! Pour être honnête, jamais je n'ai réellement imaginé que nous nous reverrions. Il était au Ghana, moi en France. La page était tournée. Mes excuses, je les ai criées à l'univers, je les ai lancées comme on jette une bouteille à la mer en espérant qu'elles atteindraient Idriss, où qu'il soit. L'univers a fini par me répondre : cancer du sein. Le gauche... quelle ironie ! Comme si mon cœur en souffrance avait commencé à contaminer le reste de mon corps.
Moi qui redoutais qu'Idriss remarque aussitôt ma mastectomie, je réalise que je n'ai rien à craindre. Ses yeux ne quittent pas les miens, essayant d'entrer en contact direct avec mon âme. Nous demeurons immobiles et connectés durant un temps qui me parait infini. Tout ce qui nous entoure a disparu : les passants, le marché, les danseurs de rue, la ville... le monde, pour ce que j'en sais. Les battements dans ma poitrine se calment peu à peu. Ma respiration s'apaise. Idriss sourit et moi, je pleure.
Comment me perçoit-il ? Qu'est-il en train de penser ? Je me sens si différente, intérieurement et extérieurement, qu'il ne peut pas ne pas le noter, lui qui est si empathique.
Pourtant, pour nos retrouvailles, je n'ai pas envie d'évoquer le cancer. La maladie ne doit pas me voler un autre joli moment, c'est terminé. Je veux que cet instant reste dans ma mémoire préservé de tout, en particulier du passé. S'il ne doit y avoir qu'un instant, il doit être parfait, vierge de ce qui n'est plus, en paix avec ce qui ne sera jamais.
Une nouvelle Clémence, un nouvel Idriss.
15 commentaires
Sourdot Nadège
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Il y a 4 ans
Laureline Maumelat
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Il y a 4 ans
Sissy Batzy
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Il y a 4 ans
Laureline Maumelat
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Il y a 4 ans