Fyctia

Bastienne était assise à son bureau, la lumière tamisée de sa lampe de chevet contribuant à créer l’atmosphère douce et intimiste qu’elle affectionnait. Devant elle, l'écran de son ordinateur projetait sur son visage une lueur bleutée. Elle pianotait distraitement sur le clavier, naviguant parmi les profils d'une application de rencontre. Son cœur battait un peu plus vite à chaque nouveau profil, mélange d'excitation et d'angoisse. Elle n'était pas à l'aise avec l'idée de rencontrer quelqu'un de cette façon, mais, vu qu’elle avait encore plus de mal à rencontrer des gens dans la vraie vie, elle s'accrochait à l'espoir de trouver une âme compatible avec la sienne et qui serait – elle aussi – passée par ces voies digitales.

Les profils défilaient sous ses yeux : un homme en costume trois pièces, sourire impeccable, dont la bio vantait ses succès professionnels et son amour des voyages de luxe. Bastienne fronça légèrement les sourcils, sentant déjà l'incompatibilité bien que l’application promette le contraire. Elle continua à faire défiler les profils et les photos, elle continua à scroller, à descendre.

Surprise. Parmi les profils susceptibles de « matcher » avec le sien, apparut celui d’une femme, cheveux courts et sourire en coin, passionnée de fitness et de soirées entre amis. Bastienne appréciait la sincérité et l'énergie qui émanaient de la description, mais elle savait qu'elles n'avaient pas grand-chose en commun. Rien que les soirées entre amis… Elle préférait les soirées en tête à tête.

Puis vint un profil plus intrigant : un homme d'une trentaine d'années, nommé Lorant92, passionné de littérature et de voyages. Sa photo montrait un visage serein, des yeux profondément pensifs, ce qui attira immédiatement l'attention de Bastienne. Les voyages ? Peut-être pas… Mais la littérature, c’était un déclencheur. Elle cliqua pour en savoir plus.

Lorant92 aimait discuter, les animaux, la nature, et disait, dans sa « catch phrase » être en perpétuelle recherche de « la vérité intérieure de chacune des belles persones » qu’il pourrait rencontrer. Malgré la grossière erreur d’orthographe, Bastienne perçut une étincelle d'espoir. Peut-être, pensa-t-elle, avait-elle enfin trouvé quelqu'un qui serait en phase avec ses aspirations, plus spirituelles que matérielles. Elle décida d'envoyer un message. Après tout, elle ne risquait rien.

« Bonjour, » commença-t-elle timidement après avoir hésité longuement entre « Salut » et « Hello ». « J'ai lu ta bio et j'ai été touchée par tes réflexions sur la vérité intérieure des gens » (elle avait fait attention à ne pas réécrire le mot « personne » car son interlocuteur pourrait percevoir cela comme une leçon, et elle n’aimait ni en recevoir ni en donner. Elle ajouta : « J'aimerais en savoir plus sur ta vision du bonheur. Elle ressemble à la mienne. » Elle voulut ajouter « faisons connaissance » ou une formule de politesse, mais après avoir hésité un nombre beaucoup trop important de minutes inutiles, elle cliqua sur « Envoyer ».

Elle attendit ensuite, le cœur battant par intermittences, espérant une réponse. Comme rien n’arrivait, elle alla se faire un thé dans la cuisine et revint quelques instants plus tard. Une notification était apparue :

« Salut Babaste » (là, elle s’en voulut d’avoir choisi un pseudo pareil mais poursuivit sa lecture tout de même, se notant de le changer plus tard) « Merci pour ton message. Pour moi, le bonheur c'est de trouver un équilibre entre succès personnel et professionnel. J'adore mon travail, j’aime voyager, la nature, les belles voitures de collection et rencontrer des gens. »

Bastienne sentit son enthousiasme retomber. Elle avait espéré une conversation plus profonde. On sentait le copié-collé fait à toutes les premières accroches. Elle tenta de relancer le sujet sur une note plus introspective : « Je comprends. Et quel est ce travail que tu adores ? » imaginant, dans sa grande ouverture d’esprit, que cela pouvait être un homme engagé dans une action humanitaire à l’autre bout du monde.

La réponse ne se fit pas attendre.

« Je bosse chez MacKeysin & Duplicate Consulting, on forme les futurs traders de demain. Tu habites sur Paris ? J’ai des dispos en soirée le mercredi et le vendredi. »

Bastienne soupira. Elle cliqua sur le bouton pour terminer la conversation, un sentiment de déception particulièrement profond l'envahissant. Il semblait qu’il n’existât nulle part de chaussure à son pied. Pourtant, ce n’était pas très compliqué : elle recherchait quelqu’un de bien, tout simplement. Quelqu’un de sympathique, souriant, qui la comprendrait et ne chercherait pas à la transformer à son image, quelqu’un de simple et honnête, de gentil, de drôle… Elle s’aperçut soudain qu’en alignant ces qualités, elle recherchait peut-être la perle rare et qu’il lui faudrait revoir ses critères à la baisse. Après tout, un consultant en formations pouvait être gentil et souriant ? Peut-être cela suffisait…

Non. Elle ne contredirait pas si vite sa nature. Elle décida de fermer l'application, et son ordinateur dans la foulée, se leva et, se dirigeant vers sa petite bibliothèque, y attrapa « L’étranger » de Camus pour le relire avant de s’endormir.

Une fois couchée cependant, les mots et ses pensées tourbillonnaient dans sa tête. Sa quête de bonheur était-elle trop exigeante dans un monde obsédé par la matérialité ? Continuerait-elle encore longtemps à vivre au milieu de personnes qui semblaient poursuivre des rêves aussi différents des siens ? Les hommes étaient-ils tous les mêmes ? Non, bien sûr. Romain, son ami d'enfance, prouvait qu’on pouvait tomber sur quelqu’un qui cochât toutes les cases… Héloïse avait bien de la chance… Mais est-ce que Romain correspondait à ses aspirations à elle ? Peut-être qu’Héloïse aurait, justement, préféré un mari plus terre à terre, plus préoccupé par les possessions matérielles et la réussite professionnelle ?

Il faudrait, se dit-elle sur le point de s’endormir, au moment où les premiers fragments de rêve commencent à se mêler aux dernières pensées cohérentes, qu’il faudrait qu’elle se débrouille pour la rencontrer et pour discuter un peu avec elle, afin de mieux la connaître. Afin de vérifier qu’elle « matche » avec Romain.