Lufen Morte-Fleur Chapitre 9

Chapitre 9

« Il était une nuit, parcourant la campagne, les Sept chevauchaient leurs destriers, et d’os, et de chair, et de mort, ils étaient constitués. Ils ne faisaient pourtant aucun bruit, en cavalcadant. Le monde s’ouvrait devant eux, déchiré par leur avidité. Ils venaient faucher les âmes.


Il y avait le Noyé, Grave du Rivage, sur sa baleine céleste, et derrière lui l’odeur du sel et du sable, la tempête et l’éclair, et le bruit de l’eau qui s’insinue dans les poumons.


Il y avait le Revenant, Duc Macabre dont l’énorme cerf géant portait dans sa ramure les restes charnels de milliers de trépassés.


Chevauchant son Ronceloup Minuit, le Maudit, Prince des Ronces dans sa cape composé d'ombres et de linceuls, laissait en son sillage les roses-crânes serpentant, à la recherche de rongeurs ou d’imprudents à dévorer dans leur arôme de déliquescence.


A leurs côtés, leur frère le Pendu, baron de la Putréfaction, la corde au cou, soulevé par sa vouivre décomposée, et un nuage d’insecte bourdonnait près d’eux, profitant du festin de pourriture.


Le Trépané était porté par une litière royale, soulevée par sa cohorte de Damnés dont les corps cendreux laissaient voir les braises de forge qui les animaient comme des automates, et la terre semblait prendre feu et ne laisser que charbon sous leurs pas.


L’énorme dragon squelette supportait le Roi sans Couronne, ce Chevalier sans Tête qui portait à la ceinture celles qu’il arrachait à ses royales victimes, et à la place de son visage, une flamme d’un vert émeraude où deux yeux se devinaient pour observer le monde avec jalousie.


Enfin, le Dévoreur, le seul aspect de la Mort à avoir fusionné avec sa monture, mi-dieu mi-bête, et son surnom de Gueule-Béante n’était pas volé : son aspect si peu humain offrait toute la bestialité depuis le fond des âges, la violence inhérente à la mort, et ses rugissements féroces étaient synonymes de douleur, ses pattes aux longues griffes cliquetaient comme ses crocs, avec le bruit d’épées et de fers, tandis que ses muscles énormes roulaient, faisant osciller ses crêtes d’os et d’épines.


Et les Sept chevauchaient sur les terres désolées, pour effectuer le travail que leur Père leur avait confié en leur donnant naissance. Ils fauchaient, récoltaient les âmes. Mais toujours jouait contre eux ce que les hommes appelaient espoir, vie, lumière. Et si tout meurt, de cette mort peut survenir la vie. C’est de la pourriture que s’épanouit l’avenir.


Et les Sept étaient battus, chaque nuit, chaque jour, par l’astre solaire et par chaque brin d’herbe. Le Dévoreur se promit d’avaler cette boule de feu, pour l’empêcher de répandre sa chaleur. Le Roi sans Couronne promit d’évincer les gouverneurs et les rois, pour laisser les hommes dans le chaos. Tous, ainsi, ils prêtèrent serment pour venir à bout de leur ennemie au nom inconnu.


Ils prièrent leur Père de les aider, ou d’au moins leur indiquer que chercher, mais leurs paroles n’eurent aucune réponse. »


Zahiel s’arrêta là et jeta un regard à la jeune femme.


« Mon Maître doit sans doute penser que le bazar que tu as fait découle de cette légende. L’avais-tu déjà entendue ?

- Non, jamais ! s’écria la jeune femme, encore tout étourdie devant cette fable où l’impuissance de dieux qu’elle avait toujours jugés au-delà de tout était dépeinte.

- Bah, de toute façon, tu n’es qu’une humaine. Quand mon Maître aura parlé de toi à ses frères, ils trouveront sans doute plus pratique de te faire disparaître.

- Mais … Non ! Je ne veux pas ! Je veux que tout redevienne comme avant ! Laissez-moi retourner auprès de ma famille, de mon mari ! Je … Je ne dirai rien ! » supplia Eka, niant la vérité et le fait que Milo l’avait rejeté, que tout le monde ferait de même.


Zahiel lui lança un regard dédaigneux et émit un sifflement méprisant.


« Si tu crois que, parce que tu le souhaites, tu pourras revenir à ta vie d’avant, tu te trompes. Mais je vois bien que tu ne réalises pas. Tu as compris que tu es morte ? Oui, ou sinon tu serais bien idiote. Mais tu t’accroches à ton passé, comme une humaine. Pourquoi aimez-vous tant à vous complaire dans votre douleur ? Tout ce qui était à toi, mari, chaleur, nourriture, et même ton corps … Tout ce que tu as connu n’est plus. N’espère pas y revenir. Les choses changent et c’est douloureux, mais n’en fait pas une tragédie. Les souhaits irréalisables sont faits pour être brisés. Sois forte et ne jette pas l’opprobre sur toi-même : agis en conséquence. Ton mari t’a rejetée ? Oublie-le. Ton corps n’est plus le même ? Apprends à connaître celui que tu as. Les choses ne seront plus jamais comme avant. »


Elle comprenait la logique mais c’était trop dur à entendre. Des larmes tourmentées, sanglantes, coulèrent sur son visage. Elle n’avait pas de sanglot à étouffer. Et elle ressentait un fantôme de tristesse, comme si c’était un souvenir et non une véritable émotion.


« Ne saigne pas sur mes coussins, s’il te plaît. »


Son indifférence la choquait ; elle qui avait toujours eu une épaule sur laquelle confier ses peines, elle faisait face à un être qui se fichait d’elle comme d’une guigne. Passant de la tristesse à la colère, elle attrapa un coussin et l’envoya à la tête de Zahiel. Les plumes ébouriffées, l’air outré, il poussa un criaillement de surprise.


« Je sais tout cela ! Mais ta petite fable dit la vérité : les hommes ne cesseront jamais d’espérer ! Et vous aurez beau nous faucher, nous donnerons naissance, nous vivrons, nous planterons les graines de l’avenir ! La mort n’aura jamais le dernier mot. Et si tout meurt, il faut avoir vécu avant de mourir ! cria t-elle à plein poumons, hargneuse.

- Oh, je ne doute pas que les hommes auront un avenir. Mais toi ? »


Elle sursauta, piquée au vif devant son ton cruel et venimeux. Ils se regardèrent en chien de faïence avant qu’un toussotement ne les interrompe. Il s’agissait d’une des âmes du château ; il s’inclina devant Zahiel qui remit de l’ordre dans ses plumes, en tentant de prendre un air digne.


« Le Maître vous demande.

- Entendu. Va t’en, occupes-toi comme tu veux, je m’en fiche. Sors d’ici, maintenant. »


Et Eka ne se le fit pas dire deux fois. Elle partit presque en courant, loin de cette satané tour et de son imbécile de propriétaire. Hélas, elle ne pouvait retenir qu’une chose : aussi dur soit-il, il avait raison. Et c’était presque aussi dur de se l’avouer que de s’avouer qu’elle était morte.

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