Blanche de Saint-Cyr Mon frère Trahison

Trahison

Un autre sujet de plaisanterie avec Isadora était mon abstinence. Elle tâtait régulièrement le terrain.


— Je sais ! T’es comme Ophélie Winter, Dieu t’a donné la foi.


J’éclatai de rire.


— Tu me vois bonne sœur ? Moi ?


Je mourrai de l’envie sadique de lui conter par le menu ma sexualité interdite, mais j’attendais ses arguments. Comme de bien entendu, ils étaient fumeux.


— Avec ton frère chez celles de Santa Maria, c’est peut-être de famille ?


Peut-être aurais-je dû tenter quelques aventures ? Le souvenir de Thibault me refroidissait de toutes expériences. Je préférais être une pure vestale, installée au cœur du temple, espérant le retour de son Dieu. Alexandre m’avait initiée au plaisir de la chair. L’idée d’aller mettre mes connaissances en pratique dans d’autres bras me répugnait. J’accepterais volontiers des cours de perfectionnement, mais je ne voulais pas changer de maître.


Mi-janvier, Alex n’avait toujours pas répondu à notre colis, aussi Maman téléphona-t-elle à Sœur Theresa qui la rassura. Tout allait bien. L’orphelinat accueillerait bientôt deux stagiaires françaises du CAP petite enfance. La directrice avait déjà tenté l’expérience par le passé et la solitude de mon frère lui avait donné l’idée de recontacter cette école de Nantes. Perdu entre les adultes soignants et les enfants soignés, il était temps qu’Alexandre fréquente des jeunes de son âge.


En février, la lettre suivante nous arriva enfin. Les stagiaires venaient de débarquer, deux filles de dix-sept ans, Marie et Vanessa. Leur présence dérangeait Alexandre, il les trouvait bavardes et insouciantes. Elles s’émerveillaient de tout, la ville, le climat, les coutumes locales. Leur futilité tranchait de façon indécente avec le malheur des enfants. Mon frère les jugeait durement et refusait de leur parler en français. Maman nous résuma le reste de la lettre qui détaillait longuement la superficialité des habitants des pays riches. Il n’évoquait plus sa mère biologique.


J’embrassai sans ambages les idées d’Alexandre, exposai sa diatribe à qui voulait l’entendre et à qui ne voulait pas, d’ailleurs. Je me moquais des filles de ma classe qui se trouvaient trop grosses ou râlaient d’être privées de sortie le week-end, leurs soucis me semblaient dérisoires, je n’hésitais pas à leur dire. Je me mis à chasser la frivolité sous toutes ses formes, montrant le poing contre les magasines féminins, agressant les copines si elles discutaient de coiffure ou de maquillage. Un mercredi après-midi, je me disputai avec Isadora parce qu’elle regrettait que sa mère ait choisi des yaourts à la framboise au lieu de ses préférés, à la myrtille.


— Tu crois que dans les orphelinats, au Chili, ils tordent le nez devant le parfum de leur yaourt ? Remercie plutôt ta mère de t’avoir acheté un dessert.


— Tu deviens pénible, Ombline. On n’ose plus rien dire devant toi.


Je n’étais plus une simple vestale, la gardienne du temple avait saisi les armes, j’étais la fidèle guerrière qui défendait les idées de son Dieu unique. En mon for intérieur, je l’appelais désormais Sandro. Je savais qu’Isadora et Mina se seraient moquées de moi si elles m’avaient entendue utiliser ce surnom. Il sonnait à mes oreilles comme un pseudo clandestin, un pseudo de résistant. Pétrie du romantisme exacerbé de mes dix-sept ans, j’imaginais mon frère comme une sorte de Che Guevara, chevalier des temps modernes. Vu qu’il refusait maintenant de parler français, il me parut essentiel de perfectionner mon espagnol. Le pauvre cours qu’on recevait au lycée n’y suffisait plus : j’utilisai mon argent de poche pour acquérir une méthode Assimil avec livre et CD et chaque soir, j’y travaillais d’arrache-pied au lieu de réviser pour mon bac de français. À la bibliothèque, j’empruntai tout ce que je trouvai à propos du Chili, documents, fictions et musiques traditionnelles. J’embrassai avec ferveur la nouvelle passion de mon frère, je voulais la partager avec lui dans les moindres détails et vivre son expérience par procuration. À travers l’étude de son pays d’origine, c’est lui que j’espérais atteindre, percer le secret de son silence, déchiffrer les causes de sa froideur, pallier le manque de lui.


La lettre suivante arriva avec le printemps. Elle nous parut légère, presque joyeuse. Alexandre semblait avoir oublié ses griefs contre les stagiaires françaises. Au contraire, il décrivait ses visites touristiques avec elles, le vieux centre colonial, la Plaza de Armas, comment il leur servait de traducteur et même de guide pour comprendre l’expérience des enfants de l’orphelinat. En contrepartie, elles lui apprenaient les rudiments des métiers de la petite enfance et leurs méthodes françaises. Chaque jour, il travaillait avec elles, pour nourrir les plus jeunes, les habiller. Elles mirent en place la lecture d’une histoire tous les soirs pour le coucher et c’était lui qui racontait. Leur joie de vivre paraissait avoir gagné mon frère. Il parlait surtout de Marie, nous donnait des détails sur sa vie à elle, à Nantes. Il nous décrivait même sa famille ! Entre les lignes, je compris qu’il était amoureux. Depuis huit mois qu’il était parti, je croyais m’être préparée à tout : à ce qu’il ne revienne jamais, ou qu’il rencontre une Chilienne, mais pas à ce qu’il tombe amoureux d’une banale Française comme moi !


Puis je me rassurais. Par rapport à nous, leur relation ne pouvait être qu’incomplète. Mais plus saine. Elle partageait son quotidien, ses préoccupations vis-à-vis des orphelins. Devant l’inutilité de ma révolte — qui pouvait l’entendre ? —, je m’effondrai. La douleur me ravageait le cœur. J’étais une vestale ridicule dans un temple souillé par une rivale. Je contemplais mes livres dérisoires, mes pauvres efforts. À tenter de me rapprocher d’un frère qui m’avait fui, j’avais fini par ressembler à ces groupies collantes. Aussi pitoyable que ces collectionneuses d’autographes qui sourient en rêvant devant leurs posters. L’autel grotesque que j’avais érigé à Alexandre sentait des pieds.

Je me traitai de tous les noms, me trouvais lamentable avec mes petits cours d’espagnol et mes combats minables. Je repensais avec honte aux leçons de morales dispensées à Isadora. Croyant soutenir mon frère dans son engagement, j’étais en réalité seule au champ de bataille, il avait signé l’armistice et contait désormais fleurette avec l’ennemi.


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29

29 commentaires

Livre_e

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Il y a un an

Très émouvant ! Je félicite le parti pris mais regrette un peu de ne pas avoir le POV d'Alex. Cela soulève pleins de questionnement (mais, j imagine que c est le but). Est-il amoureux de Marie ? Est-il vraiment heureux ? J'adore cette histoire sincère, douce et blessante 😍

MONTENOT Florence

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Il y a un an

Bonsoir like de soutien 😊

Rz books

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Il y a un an

À jour 😊

SG_Bahari

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Il y a un an

Je viens t'apporter mon soutien. Bon courage pour la fin de concours 😊

MARY POMME

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Il y a un an

Like de soutien pour débloquer ton prochain chapitre ;)

Emilie Ewing

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Il y a un an

Fait

JulieDauge

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Il y a un an

+2 de soutien

Aime Kha

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Il y a un an

Pluie de likes de soutien 🥰

Salma Rose

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Il y a un an

Like de soutien de la part d' " Entre les lignes". N'hésite pas à passer. 😊🌹

Célia Moreau

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Il y a un an

Like de soutien n'hésite pas à faire de même ;)
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