Fyctia

Les yeux de Haewon ne savaient pas où se poser. Peu importe où il regardait, il n’arrivait pas à prioriser l’urgence. Autour de lui, le chaos régnait.

De l’autre côté de la clairière, Tan ajustait ses chausses en rattachant sa ceinture de cuir. Siryane dissimulait son visage meurtri derrière ses cheveux emmêlés. Ses mains crispées tiraient désespérément sur sa jupe retroussée.

Non loin d’eux, Maril menaçait Jun avec sa fourche. Le loup ripostait en claquant des mâchoires pour le maintenir à distance. À chaque fois, le rustre éclatait d’un rire cruel en criant :

— On fait moins le fier, sale bête ! Tu oses me défier alors que je t’ai mis à terre ! hurlait-il, le regard fou.

Haewon se demandait pourquoi Jun ne se relevait pas, mais il comprit quand il le vit essayer, puis retomber en poussant un gémissement aigu.

Une de ces pattes arrière était immobile dans un angle anormal. Une flaque sombre souillait la mousse qui recouvrait l’énorme piège à ours. Elle s’écoulait du membre en partie sectionné par les crocs de fer.

Le jeune Horlâme était pétrifié, incapable de bouger, de parler. Tout son corps n’était que tension, de ses muscles à sa raison.

Il tenta de s’accrocher à une certaine rationalité, mais il échoua.

Les sanglots étouffés de Siryane et les plaintes de son loup brisèrent sa volonté. Les couleurs désertèrent sa vue et sa respiration devint glaciale, libérant un nuage de givre à chaque expiration.

Quand Maril se moqua de lui, il perdit toute maîtrise et libéra sa colère. Il sentit son regard se modifier, la puissance de la mort montée en lui, avide et destructrice.

Il voulait la satisfaire.

D’une voix profonde, il ordonna :

— Maril ! Regarde-moi !

La fourche tomba au sol, ses bras se figèrent et son regard se noya dans celui de Haewon.

C’était la première fois qu’il prenait l’âme d’un humain et les images parfois terrifiantes, souvent répugnantes de la vie de Maril s’imposèrent à son esprit. Contrairement aux animaux, qui avaient de simples besoins, ceux du genre humain étaient plus complexes.

Haewon absorbait ses émotions, le vidait de son âme. Les visions se succédaient, s’accéléraient, laissant le jeune Horlâme découvrir la nature réelle de son don. Il était prisonnier de cette vie qui n’était pas la sienne. Les images défilèrent jusqu’au moment fatidique de cette soirée. Le dégoût l'envahit lorsqu’il vit, par les yeux de Maril, la façon dont Tan empoigna Siryane et la traîna dans les bois. Il subissait l'absence de pudeur de Maril qui se délectait de la scène alors que Tan la soumettait et que les cris étouffés de son amie ne perçaient pas la main qui les bloquait.

Haewon résistait aux sentiments insoutenables qu’il endurait au travers des souvenirs de Maril.

Il vit Maril se retourner et faire face à Jun. Le loup bondit sans réfléchir avant d’être stoppé net par un énorme piège qui se referma dans un bruit lourd sur sa patte arrière. Son cri déchirant résonna dans les oreilles de Haewon — le même entendu peu avant —.

Il tendit son bras vers le bourreau, les doigts légèrement écartés. D’un coup sec, il referma sa main. Des stries noires apparurent dans son cou et sa peau se ratatina sur leur trajet. La bouche ouverte, les yeux exorbités, il semblait crier en silence.

Lorsque Haewon se vit enfin, il comprit que c’était la fin de Maril.

— Arrête immédiatement !

Une ombre noire passa devant ses yeux et il s’effondra à genoux, haletant.

— Haewon !

Ska s’agenouilla à ses côtés. Elle l’avait ressenti depuis sa chaumière et s’était élancée vers l’endroit où le pouvoir de son protégé se déchaînait, évaluant la gravité de la situation face à la puissance utilisée.

Il releva sa tête, son visage baigné de larmes.

— Ma tante… Aidez le, je vous en prie, supplia-t-il en désignant Jun.

Elle se releva et se dirigea vers le loup, puis appliqua sa main son crâne. Elle plongea l’animal dans un sommeil profond à l’aide de son Souffle et ordonna à Siryane de ramener une torche. Cette dernière tenait encore, dans ses mains tremblantes, la branche dont elle s’était servie pour assommer Tan au moment où Haewon déclenchait son pouvoir sur Maril. Tan, inconscient, gisait au sol.

Haewon rejoignit sa tante et se mit à écarter le piège. Elle profita du petit espace créé et libéra la patte mutilée. Quelques lambeaux de chair maintenaient les deux parties. Ska sortit son couteau et les coupa sans hésiter. Elle attrapa la torche tendue et la pressa sur la blessure pour la cautériser. Elle arracha ensuite un morceau de tissu de sa jupe pour envelopper le moignon sanguinolent. Elle agissait vite et réfléchissait en même temps à comment faire passer cette situation pour un accident.

En aucun cas, les pouvoirs de Haewon ne doivent être révélés, pensa Ska.

Siryane s’accroupit à ses côtés et comme si elle avait lu ses pensées lui déclara d’un ton ferme :

— Je vous jure de ne jamais parler de ce qui vient de se passer. Je dois ma survie à Jun et Haewon. Sans eux, je n’ose pas imaginer ce que Tan aurait fait de pire…

Une larme silencieuse glissa sur sa joue qu’elle essuya d’un geste vif. Elle serra les dents, ferma les yeux puis inspira profondément avant de les rouvrir, déterminée. Elle refusait de se laisser submerger par sa peine et sa douleur. Les femmes des Hautes-Terres étaient fortes et courageuses face à l’adversité. Même si elle subissait l’humiliation, la vie continuait malgré tout. Les traumatismes ne servaient à rien dans ce monde austère.

Grâce à son Souffle, la Recluse jugea la jeune fille de confiance. Elle pourrait même être d’une grande aide.

— Haewon, prends Jun et ramène le au chaud. Siryane, tu veux bien l’aider ? je vais m’occuper de ces deux-là. Ne sortez pas de la maison et attendez mon retour. Est-ce bien compris ?

Ils hochèrent la tête et empoignèrent chacun une partie du corps du loup endormi. Leur fardeau dans leurs bras, ils prirent la direction du chemin dans une démarche chaotique.

Ska les suivis du regard jusqu’à ce qu’ils l’atteignent, puis se retourna vers Tan en premier. Elle appliqua la paume de sa main sur son front et retraça la mémoire de ce dernier afin de déterminer ce qu’il avait vu. Elle effaça les souvenirs de la soirée et les remplaça par la vision d’un énorme phacochère.

Tan, à son réveil, n’aura qu’un vague souvenir de cette fin de journée, simplement convaincu d’avoir été, lui et son compère, attaqué par un sanglier des montagnes.

Quant à Maril, s’il se réveillait, la Recluse savait qu’une partie de sa raison aurait disparu. Même si elle avait empêché Haewon de le tuer, elle ne pouvait réparer les dégâts de la partie manquante de son âme.

Ces deux-là n’avaient eu que ce qu’ils méritaient et ska n’avait aucune pitié.

Les laissant là, elle partit en direction du village prévenir leurs parents. Elle leur rapportera l’attaque du sanglier et la façon dont Jun les a sauvés d’une mort certaine.

Askadesse était prête à tout pour protéger Haewon.

Elle pouvait être capable du pire face au danger…