Fyctia
10. Quentin –Quelle drôle d’id
Il ne suffit pas d’annoncer la couleur, il faut aussi que les actes se passent. Après mon petit déjeuner pris les fesses en appui contre le plan de travail, debout, le regard dans le vide et l’esprit posant mille questions à la seconde, j’enfile mon manteau, attrape les clés de ma voiture, glisse mon portable dans la poche de mon jean et dévale l’escalier jusqu’au rez. Il est près de onze heures et je n’ai pas de message ou d’appel en absence. Bizarre.
Je me gare en double file, entre rapidement dans la boutique au coin de la rue et choisis un joli arrangement aux couleurs vives. Mamie aime beaucoup les tulipes, mais en décembre, je suis déjà bien content de trouver un bouquet pas trop fané. La fleuriste semble me reconnaître. Je passe toujours par ici avant de rendre visite à ma grand-mère et son sourire me parait plus insistant que dans mon souvenir. Sauf que je ne suis pas vraiment en mode séduction.
Lorsque Blanche ouvre la porte et me voit, des œillets à la main, elle tente de dissimuler son rictus en me taclant :
— Quentin, mais bon Dieu qui est mort ?
— Pas toi. Bonjour Mamie, dis-je en l’embrassant tendrement.
Elle me serre dans ses bras, répétant que c’est bon de me revoir. Lorsque je ne suis pas en voyage, c’est un peu notre rituel, le mercredi, je viens manger avec elle. Elle me réserve toujours un petit plat de mon enfance que j’adore.
— Tu aurais pu me prévenir. Je n’ai rien pour le déjeuner.
— Tu as des projets ?
— Aucun. Tu sais bien que le mercredi, je le consacre à toi, si tu viens et au tricot. Jocelyne sera là en fin d’après-midi, mais sinon, je suis libre comme le vent.
— Libre comme l’air, mamie. On dit…
— Je sais bien ce qu’on dit. Je ne perds pas la boule encore, mon p’tit. Mais ça m’amuse de trouver des mots pour remplacer les autres.
Je souris. Elle se tient au mur de l’entrée et me laisse pénétrer dans son antre. Je lui propose mon bras et elle s’agrippe à moi, bien plus qu’elle ne le devrait. Ce geste-là, elle n’en a pas besoin pour marcher, elle en profite pour me garder près d’elle.
— Zut, moi qui pensais que tu allais me reprendre, rigole-t-elle.
— Pardon ? Je ne comprends pas.
— J’ai dit : perdre la boule, au lieu de : perdre la tête.
Je ris à mon tour. Elle imaginait innover alors que tout le monde l’emploie. Je l’embrasse sur la tempe en l’aidant à prendre place dans son fauteuil, puis lui propose du thé, elle me suggère d’y ajouter des biscuits et je refuse :
— C’est jour de fête, mamie. Je t’emmène au restaurant. Mais d’abord… il faut qu’on parle de nous.
— Nous ? répète-t-elle surprise.
Je m’éclipse à la cuisine pour faire chauffer l’eau dans la bouilloire, tout en cherchant les bons mots, la bonne intonation.
Je reviens avec deux tasses fumantes, m’installe près d’elle et lui souris.
— J’ai compris. C’est ta mère qui t’envoie. Toi aussi tu veux m’enfermer avec les vieux !
— Je n’ai jamais eu besoin que quelqu’un me pousse à venir te rendre visite. Je croyais que tu le savais.
— Oui, mais ton air… tu cherches tes mots. Ce n’est pas pour m’annoncer une bonne nouvelle. Mais je ne comprends pas trop ce que ce « nous » fait dans la conversation.
— J’ai vu maman et papa hier. Et effectivement, nous avons parlé de toi.
Elle se renfrogne au fond de son fauteuil, et semble bouder. Je souris. On dirait une gamine capricieuse à qui on aurait refusé une glace.
— Tu me laisses t’expliquer ?
— Évidemment, mais tu sauras une chose, mon petit… j’en ai maté des plus coriaces que toi et ce n’est pas demain la veille que vous vous débarrasserez de moi.
— Mamie ! Personne ne veut se débarrasser de toi.
— Si ! Ta mère !
— Même pas. Elle s’inquiète et avec son boulot, elle ne peut pas être aussi présente qu’elle l’aimerait pour toi. Elle cherche une solution qui satisfasse tout le monde.
— Ben qu’elle cherche encore. Parce que l’EHPAD… ce n’est pas pour moi ! Plutôt crever que…
— Tais-toi ! dis-je plus sèchement.
— Tout le monde part un jour, Quentin. Et mon heure viendra.
Je bois une gorgée et elle m’imite sans me quitter du regard lorsque je sens mon téléphone vibrer dans ma poche.
Jane ! Merde ! Ce n’est pas le moment.
Je sors mon portable, vérifie l’appelant. Mais c'est Jérôme ? Il est journaliste free-lance et me refile parfois des mandats pour accompagner ses articles. Je le recontacterai après. Je profite d’avoir mon écran sous les yeux pour confirmer que je n’ai pas manqué un appel ou reçu un message. Jane se fait drôlement silencieuse. Dort-elle encore ? Ou a-t-elle changé d’avis ?
Je relève mon attention sur ma grand-mère et lui annonce :
— Je te propose que tu me fasses une petite place chez toi. Je pourrais m’installer dans la chambre du fond et pour mon bureau, je pensais…
— Tu n’as plus d’appart ?
— Si !
— Tu as perdu ton boulot ?
— Je ne peux pas perdre mon boulot, Mamie. Je suis mon propre patron.
— Je ne comprends pas.
— Au lieu de l’EHPAD, je te propose une présence ici, chez toi et pas un inconnu.
— Tu veux remplacer Jocelyne ? s’enthousiasme-t-elle.
— Pas pour tout, on trouvera un compromis. Mais j'aimerais être là pour toi, pour tes courses, tes tracas du quotidien, t’aider au jardin, t’amener au parc, ou voir le docteur.
— Chez le coiffeur aussi ? demande-t-elle d’une petite voix qui ose à peine y croire.
— Oui, même pour une manucure ou une épilation.
— Oh à mon âge… je m’en fous un peu de mes poils, tu sais. Mais mes cheveux…
— Alors ? Qu’est-ce que tu en dis ?
Elle me sonde avec un sourire joyeux puis son visage retrouve une certaine sévérité :
— Ça ne va pas la tête ! Tu es devenu fou ou quoi ?
2 commentaires
Eva Baldaras
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Il y a 6 jours