Fyctia
Jeudi 06 janvier (1)
Je rêve de la petite blonde… Un rêve agréable… Malgré une alarme qui tambourine au loin. J’ouvre un œil. Non, je le referme, j’essaie de la retenir : avec elle, la nuit paraît si belle. Mais, les songes finissent par s’évaporer, à leur manière graduelle et blafarde, comme la brume sur les trottoirs le matin ; et je finis donc moi aussi par me lever, avec l’impression d’être une vilaine écharde qu’on ôterait d’une jolie peau de satin.
*
Au moment de monter dans ma rame, je ne peux m’empêcher de me demander si la femme asiatique sera encore là et, du coup, je jette instinctivement un rapide regard sur mon poignet gauche : la petite griffure ne s’est pas arrangée, au contraire. Tant pis.
Elle est bien là, fidèle à son horaire habituel elle aussi. Elle a l’air un peu fatigué. Elle ne chantonne pas. Comme il n’y a pas de place assise aujourd’hui, je reste debout mais elle se lève et vient me rejoindre, se tenant à son tour debout, une main agrippée à la colonne, sa main à deux doigts de la mienne.
— C’est drôle la vie, hein ?
Voilà une entrée en matière bien surprenante ! Je ne pense pas que la vie soit spécialement drôle de mon côté, et, pour une fois, je ne me prive pas de répondre quelque chose qui ressemble à un « pourquoi donc ? »
— Vous voulez que je vous raconte mon histoire ?
Comme je n’ai rien à faire pendant plusieurs minutes à part attendre que le train ne m’amène à destination, j’acquiesce un « si vous voulez… » D’autant qu’elle semble particulièrement désireuse de me raconter sa vie. Ses yeux habituellement gris et ternes viennent subitement de se mettre à pétiller.
— C’était en décembre. J’allais prendre mon train. Non, pas celui-là, un autre, une grande ligne. Je vivais alors en province et je travaillais sur la capitale. J’étais une cadre supérieure comme on dit, mais je n’avais pas les moyens de vivre dans le centre des affaires. J’avais réussi à attraper mon train de justesse et je m’étais assise juste au moment où le coup de sifflet avait retenti. Mallette sur les genoux, j’essayais à présent de me caler confortablement dans mon siège. Les portières venaient de se fermer et, les yeux mi-clos, je me reposais quelques minutes pour récupérer de la petite course que je venais de faire. J’aurais dû partir plus tôt mais les réunions avec le comité directeur des fois ça dure plus longtemps que prévu, vous savez…
Non, je ne sais pas. Je ne vis pas dans ce monde-là… Mais je hoche la tête, imaginant que cela doit sûrement être vrai. Elle poursuit son monologue, comme si je n’étais pas là, se parlant presque à elle-même, comme si elle récitait un texte maintes fois réécrit et appris par cœur.
— En tout cas, celle-ci s’était bien passée : on avait approuvé ma présentation et mes résultats ; le patron m’avait même personnellement remerciée. À présent, il y avait un compte-rendu à faire et à envoyer, pour demain, avant la première heure. Il était donc préférable de s’y coller maintenant… Et puis, cela rentabiliserait le temps perdu pendant ce trajet jusqu’à chez moi. Non, ça ne me dérangeait pas car, de toute manière, j’appréciais mon boulot. Ou plutôt… je m’étais convaincue – avec le temps – que j’aimais mon travail et, grâce à ce petit sophisme, j’étais donc contente de travailler ainsi, en dehors des heures de bureau. Un peu comme un loisir… De toute manière, c’était comme ça que j’avais toujours fait. Et ça avait toujours marché. J’avais toujours travaillé dur, vous savez. Et d’ailleurs, j’avais réussi : oui, j’étais cadre supérieure, propriétaire de ma maison, j’avais deux enfants et un mari. Bref, j’avais réussi ma vie comme on dit, j’étais respectée par mes pairs, crainte par ses subordonnés. Pour conserver tout ça, il fallait continuer à travailler dur… Même si j’avais la quarantaine passée, voire la cinquantaine en ligne de mire, il fallait continuer et aller de l’avant.
Difficile d’imaginer cette femme, vêtue simplement, presque humblement, en cadre supérieure, tailleur strict, collier de perle, boucles d’oreille et maquillage étudié, working-girl, croqueuse de managers, se taillant la part du lion dans le monde sans pitié de l’entreprise. Ma petite rêverie m’a légèrement fait zapper ces dernières paroles, alors je m’efforce de raccrocher à la suite. Ce n’est pas intéressant – en tout cas pour l’instant – mais, par politesse, je maintiens une écoute active (j’ai l’expérience pour ça…)
— J’ouvrais alors mon ordinateur pour faire mon compte-rendu mais je me rendis surtout compte que je n’arrivais pas à écrire la moindre ligne : il y avait un boucan véritablement infernal. Ce devait être une classe de maternelle qui rentrait d’une sortie scolaire car la rame était bondée de gamins de trois à cinq ans qui portaient tous un petit pot en plastique rempli de terre noire dans laquelle bourgeonnait à peine une petite tige verte. Mais les garnements ne semblaient pas – ou plus – prêter grande attention à l’intérêt pédagogique de leur sortie, en tout cas pas tous. Ils étaient fatigués de leur journée, alors ça criait, ça avait faim et ça se disputait en renversant ses pots. Impossible de travailler dans ces conditions. Et les hurlements des gamins j’ai déjà donné, merci : deux enfants, vous voyez ce que ça peut crier deux enfants ?
Je lui fais comprendre que non, je ne vois pas, mais que ce n’est pas grave, continuez, il reste encore un peu de temps avant d’arriver.
— Certes, ça allait mieux à cette époque car ils étaient alors grands – mes enfants – et de longs silences avaient remplacé leurs cris de gamins. Je ne les entendais ni les voyais plus beaucoup d’ailleurs, excepté lorsqu’ils sortaient de leur chambre, têtes basses, mutiques. Ce soir-là, dans le train, je me suis rappelé d’eux, minuscules, joyeux, courant dans le couloir de notre premier petit appartement, les yeux immenses, le sourire aux lèvres, la voix haut perchée... Mais, je me suis ressaisie : ce n’était pas bon de se souvenir ainsi, ça faisait du mal. Je savais que ce train que je prenais tous les vendredis soir était rarement plein, alors je décidais de changer de wagon. Je n’avais pas encore étalé tous mes documents ni toutes mes affaires, alors ça irait vite : je n’avais qu’à ramasser mon manteau, ma mallette, me lever et traverser la voiture. Tant pis pour la bouteille d’eau que j’avais laissé choir et qui avait roulé sous le siège. Elle n’avait pas coûté cher. Il fallait juste faire attention à ne pas tomber, à cause des brusques changements d’aiguillage, toujours fréquents en sortie de gare, et qui secouent la rame.
Comme un fait exprès, un coup de frein un peu violent me pousse un peu en avant et ponctue le récit de cette femme. Je lève la tête : oups, ma station. Je m’excuse mais je dois la quitter. À bientôt.
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Ines.m
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