Seb Verdier (Hooper) Mille et une voix Dimanche 02 janvier (1)

Dimanche 02 janvier (1)

— Vous n’êtes que des voleurs et des menteurs !


Madame Leblanc a bien appuyé sur le second terme. Sans doute parce que « voleurs » induit une connotation juridique qu’il serait préférable de manier avec prudence, tandis que « menteurs » relève d’un avis personnel, plus ou moins relié à la liberté d’expression.


Stéréotype de l’abonnée outragée, la cliente déverse à présent sur moi, en borborygmes menaçants, un réquisitoire bouillonnant, plus ou moins structuré. Mais, après six années passées à téléconseiller toute sorte de clientèle au téléphone, ce genre de réclamation ne m’effraie plus du tout. J’ai bien plus peur de l’énorme roulement de tonnerre qui vient de craquer au dehors, accompagnant sinistrement, et comme un fait exprès, la diatribe de Madame Leblanc. La foudre n’a pas dû tomber loin, me dis-je, peut-être même sur l’immeuble ?


Bon, concentrons-nous, et réglons le souci de cette cliente. Elle ne sait pas sur qui elle est tombée ! Et vous non plus, lecteurs improbables de ce blog quelconque, vous ne le savez pas encore… Patience, cela viendra. Et ne vous laissez pas déstabiliser par ce début déroutant, en plein milieu d’un appel téléphonique. Car ce n’est pas un milieu, non, c’est le point de départ : c’est vraiment là que tout commence.


Madame Leblanc… (appeler la cliente par son nom pour capter son attention). Je comprends tout à fait… (faire preuve d’empathie, me mettre à sa place) votre agacement… (utiliser des euphémismes, dédramatiser). Moi-même, Madame Leblanc, cela ne m’enchanterait pas vraiment si… (tir groupé).


Après deux ou trois salves dans ce style, le client – ou la cliente – fait généralement un pas vers moi, en maugréant. J’enchaîne avec le script prévu dans ces cas-là :


Le forfait qui vous a été vendu ne comporte pas un accès internet illimité toute la journée, mais seulement en soirée… (revenir à du factuel, sortir du registre des émotions). Il est possible que le vendeur ne vous l’ait pas signalé… (aller dans son sens, tout en commençant à nuancer). Ou qu’il n’ait pas été parfaitement clair à ce sujet… (rester dans l’hypothèse, le subjonctif, pour conserver ma propre crédibilité et mieux la convaincre ensuite).


A ce stade, l’abonné(e) est avec moi, de mon côté : il ou elle acquiesce et, souvent, renchérit en chargeant, avec plus ou moins de colère, le commercial en question. Une complicité a été créée ; le poisson est ferré au bout de la ligne ; il faut ensuite conclure et « transformer » l’appel.


Je vous propose donc de passer sur un forfait tout illimité. Ainsi, vous n’aurez plus de surprises ! (Oups, j’ai failli dire « mauvaises » surprises ; attention aux adjectifs malvenus). Et, pour définitivement mettre derrière nous cette petite mésaventure (euphémisme quand tu nous tiens…), je vous offre le premier mois, Madame Leblanc ! (et hop ! Ni vu ni connu le réengagement d’un an, et à un tarif plus important).


Il n’y a pas à dire : suivre un script concocté par des professionnels de la psychologie client, je sais faire ; énoncer au téléphone, en italiques, des phrases que d’autres ont écrites pour moi, je sais faire ! Sortir du script, j’ai un peu de mal : c’est la vraie vie, et j’ai du mal avec elle. Parler en vrai, avec des guillemets ou des tirets, faire entendre ma propre voix, en écriture droite, je ne sais pas faire, ou mal, ou plutôt je n’ai pas envie.


Quarante-huitième et dernier appel de la journée. Ouf ! Il est dix-huit heures, je raccroche mon casque à côté de l’écran en soupirant. Encore une journée de pliée. Et avec le quota s’il-vous-plaît ! Un coup d’œil sur mon compteur individuel m’informe que j’ai atteint le score de deux-cent-cinquante-cinq appels décrochés cette semaine. C’est une très bonne moyenne.


Une fois debout, dans l’attente de la fermeture de ma session informatique, je promène – comme à mon habitude – un regard panoramique sur l’immense open-space qui m’entoure et héberge une multitude de petits bureaux carrés comme le mien : des « box », tous parfaitement alignés, en rangs serrés, le long d’interminables travées, toutes beiges et toutes vitrées, qui semblent se reproduire entre elles à l’infini, comme si deux miroirs se faisaient face. Il y a là beaucoup de gens, assis ou debout ; il y a des chaises, rangées ou mal repoussées, quelques-unes avec des manteaux encore dessus ; il y a aussi des postes libres, avec leur écran allumé ou éteint ; il y a surtout des casques audio, posés sur des têtes aux lèvres remuantes près de leur micro intégré, ou bien sagement raccrochés à leurs pitons ; il y a de la moquette, grise, partout au sol, pour étouffer le bruit des pas ou du roulement des chaises ; il y a encore, entre chaque box, des vitres de séparation, claires et vides ou bien encombrées de post-it, d’une photo, d’un pense-bête… Tout cela se réplique et s’étend, en copiés-collés frénétiques, dans toutes les directions, avec une géométrie apparemment chaotique mais au fond harmonieuse, formant des mandalas obsédants, aux lignes de fuite entrecoupées à intervalles réguliers de petites rosaces de supervision où les managers discutent entre eux, ou débriefent un collaborateur, ou surveillent un écran, un conseiller, un appel en cours. Et partout, des écrans scintillent et des voyants clignotent, avec une patience infinie, dans un brouhaha permanent : mélange de voix, de bips, de ronronnements d’ordinateurs et de chuintements d’imprimantes.


Mais les voix semblent dominer ce soir : presque tous les postes sont encore occupés, tout le monde est sur le pont et enchaîne les appels sous les tableaux de contrôle qui nous surplombent et qui affichent, en cadence désordonnée, des batteries d’indicateurs bicolores. Les morceaux de mots que j’attrape au vol confirment mon impression : il y a eu une grosse opération commerciale près de Laval le mois dernier et tous les nouveaux clients viennent de réaliser, en recevant aujourd’hui leur première facture, qu’ils se sont fait piéger dans les filets de la vente. Conséquence : ils nous appellent – nous, l’assistance commerciale – pour réclamer, se plaindre, se débattre, sans se douter que, pour la plupart d’entre eux, ils s’enferrent davantage.


À ma gauche, Gérard Faisy, dit « Papy », vient aussi de finir sa journée, et son air agacé me confirme que j’ai vu juste : « Faut pas faire ça, les mecs… Pas très marketing… », soupire-t-il à l’adresse de ces vendeurs peu scrupuleux qui écument les foires régionales, les marchés, les braderies et autres salons événementiels.


À ma droite, Danaël Reynaud, éternel étudiant en dernière année de je ne sais plus quelle obscure filière universitaire sans débouchés, au crâne rasé et aux oreilles percées, agite son bras tatoué de signes tribaux et renchérit, sur un air de manifestant : « Promotions : piège à cons ! »

Un peu plus loin, Mounir, quarante ans, notre superviseur, moustachu, petit, sec, lance un menaçant : « Reynaud ! On fait attention à ses paroles ! »


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11 commentaires

Caroline DEBETTE

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Il y a 14 jours

Mais qui es tu? j'adore!

Chacha83

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Il y a un an

Job super fatiguant pour l avoir vécu en étant étudiante 😉

Salma Rose

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Il y a un an

Discours très bien rodé. C'est effrayant et instructif ! J'adore !

CarlaMuseal

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Il y a un an

Voilà petite aide également 😀

Chilled

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Il y a un an

Pas joyeux le début d'année :(

BStrike

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Il y a un an

Une immersion très instructive dans l’univers impitoyable du télémarketing👺

Seb Verdier (Hooper)

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Il y a un an

Merci... c'est du vécu ;)

MARY POMME

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Il y a un an

💚

Catherine Domin

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Il y a un an

excellent ! j'ai moi-même travaillé dans ce genre de plateforme...

Seb Verdier (Hooper)

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Il y a un an

Merci. Eh oui, c'est un univers particulier....
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