Fyctia

- Comment as-tu su où me trouver ?

- C’est toi qui m’as montré le chemin quand tu t’es installé ici.

- Je n’ai jamais fait ça, Ily…

- Si, justement ! Harry, je n’y comprends rien ! Hier, on était ensemble, tu m’as fait essayer ta machine et, aujourd’hui, je me retrouve avec Greg ! Et notre entreprise bosse pour l’armée ! Et mon père est en vie !

- Je… Tu te sens bien ? J’ai entendu dire que tu étais tombé hier à cause de ta cheville.

- Oui. Non. Grrrrrr… Qu’est-ce qui se passe ?! À croire que je suis remontée dans le temps ou quelque chose comme ça !

- J’appelle Greg.

- Non. Non. Non. La seule chose que tu vas faire, c’est m’aider à comprendre !

- Ily, tu as dû te cogner la tête en tombant… On va s’occuper de toi !

- Je vais bien ! C’est tout le reste qui ne va pas ! À commencer par toi et moi !

- Nous sommes amis.

- On est beaucoup plus que ça !

- Ça n’a aucun sens !

Il se détourne pour chercher son téléphone, me laissant désemparée.

- Qu’est-ce que je peux dire pour te convaincre ?! Tu es né le 12 décembre 1995 ! Ta mère s’appelle Jocelyne. Tes parents ont divorcé parce que ton père était obnubilé par son travail ! C’est encore le cas à vrai dire… Tu t’es intéressé à l’ingénierie pour te rapprocher de lui tout en le haïssant de ne passer du temps avec toi qu’à travers ça !

- On se connaît depuis qu’on est né. Bien sûr que tu sais tout ça sur moi, me contredit-il en collant la plaque en verre contre son oreille. Passez-moi le bureau de Greg Monnier. C’est urgent.

- Merde ! Réfléchis, réfléchis… Oh ! 15 h 44 !

- Quoi ?

- Le 24 novembre 2009 à 15 h 44 !

Il éloigne le combiné alors qu’une voix distante lui demande de patienter. Le choc s’imprime sur son visage alors je saisis ma chance.

- Ce jour-là, tu as fait exploser une batterie en cours pour aider Greg qui ne voulait pas faire son exposé sur la reproduction des crustacés. Ton père t’a obligé à venir ici et tu t’es éloigné pour t’échapper. C’est là que tu m’as vu. Dans la terre. À côté de la fontaine. Tu es tombé amoureux de moi ce jour-là. Il y avait une horloge juste derrière. Elle indiquait…

- 15 h 44.

- Oui…

- C’était un exposé sur la reproduction des escargots en fait. Comment tu sais ça ?

- Tu me l’as dit. Ici même. Le jour de mon 26e anniversaire.

- C’est aujourd’hui.

- Pour moi, c’était hier.

Il raccroche et pose lentement le téléphone sur la table.

- Okay. Je t’écoute.

- Tu as dit que tu avais un cadeau pour moi. C’était une machine que tu venais de finir et sur laquelle tu travaillais depuis des années. Elle permet de revivre un souvenir mais pas seulement… Parce que je me retrouve dans un présent qui n’a rien à voir avec celui que j’ai quitté !

Ma voix s’emporte sur la fin. Énervée, et en même temps soulagée, de pouvoir me confier à quelqu’un d’autre que moi-même.

- Tu parles du Memories Hunter.

- Hein ?

- Mon invention qui permet de voyager dans les souvenirs ?

- Tu ne lui avais pas encore donné de nom aussi kitsch !

- Hey ! C’est cool comme nom !

- Ça a l’air tout droit sorti d’un film des années 80 !

- Y’a rien de mal à ça ! On m’a toujours dit que c’était un simple, précis et classe !

- Qui a osé te mentir de la sorte ?

- Là n’est pas la question !

Il se prend la tête entre les mains, comme pour s’arracher les cheveux, avant de prendre une profonde inspiration et de poursuivre :

- Ily, j’ai fabriqué cette machine il y a des années.

- Non, tu l’as commencé il y a des années. Pas finie. Elle est ici ?

- Peut-être. D’anciens prototypes traînent dans les réserves mais les dernières versions ont été vendues à l’armée dans le cadre d’interrogatoires sur des terroristes. Les autres servent à scanner une fois par an la population à la recherche de toutes activités criminelles depuis la mise en place de l’état d’urgence.

- Je… Je n’en crois pas mes oreilles ! Ça pose tellement de problème de liberté individuelle que je ne saurais même pas par où commencer !

- C’est la guerre là-dehors ! Tu n’imagines pas les tensions entre les pays ! Sans les technologies de Gremont & Monnier pour les intimider…

- Oh, super ! Cette machine était censée aider ceux qui souffrent de stress post-traumatique ou d’Alzheimer ! Tu l’as conçu dans ce but !

- Greg a négocié un accord avec le gouvernement.

Il hausse des épaules comme si ce n’était pas un problème.

- C'est pas croyable !? Cette boîte fait de la recherche médicale pour le plus grand nombre… Elle n’aide pas un pays à contraindre ses habitants et dominer les autres !

Je me laisse tomber sur une chaise qui grince sous mon poids, harassée par cette journée qui n'en finit pas.

- C’est de ma faute.

- Ily…

- Je voulais juste revoir mon père et éviter de me souvenir de sa mort. Je ne pensais pas que ça changerait le futur. Ou le présent. Tu m’as dit que ça stimulait l’hippocampe ! Pas que ça remontait dans le temps !

- Ça ne le fait pas.

- Regarde où je suis !

- Ce n’est pas…

- Ne dis pas que c’est impossible ! Je suis la preuve vivante que ça l’est !

Il frappe une table en métal du plat de sa main pour me faire taire.

- On ne peut pas voyager dans le temps ! Et encore moins le modifier !

- Tu es bien réfracteur pour un scientifique !

- C’est mathématique, Ily ! Le temps est une illusion que nous avons créée pour concevoir l’espace-temps ! Nous sommes des êtres en trois dimensions, d’accords ? De ce fait, on ne peut percevoir que ce qui est également en trois dimensions. Or, l’espace-temps en a quatre ! Et il est immuable. C’est une ligne fixe. Une succession d’événements qu’on ne peut pas changer.

- Tu m’as donné mal au crâne en un temps-record.

Il soupire de frustration.

- Tu dois passer une IRM. On doit t’ausculter.

- Je sais ce que j’ai vu. Ce que j’ai vécu. Je ne suis pas chez moi, Harry !

Il s’apprête à ajouter quelque chose quand le clignotement des néons l’interrompt. Tout le sous-sol se retrouve sous un effet stroboscopique qui ne dure que quelques secondes mais qui ravive ma mémoire.

- Attends… C’est quoi ça ?