Fyctia

Une note aigüe, comme un acouphène, vibre dans mon oreille avant de se disperser à mesure que je reprends connaissance. Mes yeux s’accoutument à la lumière chaude qui envahit la pièce à travers une petite fenêtre. La poussière y danse et me chatouille le nez. J’éternue en me redressant et renverse un carton.

- Où…

À peine cette question effleure-t-elle mon esprit que la réponse me saute aux yeux. Le bois vieillit au sol et sur les murs. Les cartons empilés. L’armoire recouverte d’un drap blanc contre le mur et les petits pots de plantes cachés sous la fenêtre.

- C’est le grenier de la maison de mon père, je souffle sans en croire mes yeux.

Tout est comme dans mon souvenir. Je ferme les yeux en me rappelant des odeurs que je ne mettais pas autorisée à retrouver depuis des années. J’adorais me cacher ici lorsque la maison était pleine de monde. La chaleur du grenier, additionnée à l’orientation de la fenêtre, offrait un environnement idéal pour mes plantes.

- Qu’est-ce que je fais maintenant ?

Le déroulé de cette journée remontait à si longtemps que je ne m’en souvenais que vaguement. Je suppose que c’est le principe de la machine d’Harry : me faire retrouver les connexions perdues dans mon esprit. Revivre cette journée comme si c’était la première fois.

Le parquet craque sous mes pieds alors que je me rapproche de l’escalier menant au 2e étage. Arrivée devant la porte, je colle mon oreille contre et perçois de l’agitation de l’autre côté. Des pas martelant les escaliers, des portes claquées, un léger brouhaha qui s’intensifie en passant devant moi.

J’attends que le calme soit revenu pour m’aventurer à l’extérieur de mon abri et entrebâille juste assez le battant pour me glisser dans son interstice. Je soupire de soulagement une fois la moitié de mon corps de l’autre côté lorsque mon pied bute contre le bois faisant monstrueusement grincer les gonds.

- Merde…, je m’exaspère dans un murmure.

Je reste immobile dans l’attente d’être prise sur le fait mais aucun mouvement ne surgit. Pensant être sortie d’affaire, je m’aventure sur la pointe des pieds dans le couloir. Par un regard en arrière pour vérifier que la voie est toujours libre, je ne prends pas garde à ce qui arrive face à moi et bute contre une masse.

- Oh !

Je me sens partir en arrière avant d’être retenue par des mains qui m’agrippent les bras.

- Ily ? Ça va ?

Harry se tient face à moi, plus jeune d’une dizaine d’années, le visage imberbe et d’adorables lunettes sur le nez. Je me sens fondre sur place au souvenir de son look d’intellectuel un peu perché qu’il avait au lycée.

- Ily ?

Ses sourcils se froncent en me voyant ainsi figée. Je me reprends et m’écarte de lui.

- Désolée. Je ne t’ai pas vu arriver.

- Tu t’es encore planquée dans le grenier ?, demande-t-il avec amusement.

- Euh… Oui. Comment tu le sais ?

Je ne me souvenais pas lui en avoir parlé. Il prend un air timide en se passant la main dans les cheveux.

- C’est assez évident quand on regarde.

- Tu me regardes ?

Cette fois, il devient tout rouge et je dois me retenir de rire. J’oublie que nous ne sommes pas encore dans une telle dynamique, lui et moi. À cette époque, c’est encore un simple ami. Même si je sais maintenant qu’il avait déjà des sentiments pour moi.

Comment j’ai pu ne pas m’en rendre compte ?

- Ily !

La voix aiguë de ma tante explose dans mon dos et me prend par surprise. Je me retrouve bientôt à suffoquer entre ses bras.

- Joyeux anniversaire, ma chérie !

- Merci, je tente de répondre avec le peu d’air que j’arrive à expirer.

Elle est bientôt rejointe par plusieurs personnes parmi lesquelles des membres éloignés de ma famille, de celle des Monnier et quelques collègues de travail. Mon père était un homme occupé. Faire plusieurs choses en même temps était une nécessité. J’étais habituée à devoir le partager avec autant de monde. Et à ce que le week-end de mon anniversaire soit dilué avec des réunions professionnelles.

Sans que je sache comment, je me retrouve entraînée au rez-de-chaussée. J’arrive à m’extirper de tous les bras qui me serrent pour me retrancher dans la cuisine. De merveilleuses odeurs me parviennent, apportée par la ventilation du four où cuit un gigot depuis des heures. Mais la gourmandise laisse place au dégoût quand j’aperçois des figues fraîchement cueillies sur la table.

- Beurk !

- Tu viens peut-être d’avoir 16 ans mais tu es toujours autant une gamine !, me bouscule Greg en entrant dans la cuisine.

Il attrape un des fruits sur la table et le gobe en me narguant.

- Hum…, gémit-il avec exagération.

Ça, je ne l’avais pas oublié. Toujours autant un crétin celui-ci. Ici, comme dans 10 ans.

- Ce n’est pas le goût qu’elle n’aime pas, intervient Harry en nous rejoignant, les yeux fixés sur son téléphone d'où s'échappent le son de son jeu vidéo. C’est la composition du fruit. Quand tu manges une figue, tu dégustes aussi la guêpe qui y est morte et qui a été dissoute à l’intérieur pour permettre l’apport en pollen nécessaire. C’était le sujet de son exposé, il y a 5 ans.

Greg se met à loucher avec écœurement sur le fruit et se précipite vers le lavabo pour cracher ce qui lui reste en bouche. Je glousse et me tourne vers Harry qui me fait un clin d’œil de connivence.

Sérieusement, comment j’ai fait pour ne rien remarquer ?

Mon sourire et ma bonne humeur se fanent tandis que je remarque le calendrier à côté de lui. Il me renvoie instantanément à la raison de ma présence ici.

Le 17 juillet 2011.

Le jour de mon 16e anniversaire.

Le dernier avec mon père.

Car c’est aussi le jour de sa mort.