Camille Andersen Médusée Le Trident

Le Trident

— Tiens, porte donc ça à l’étage.


Mélie embarque sans protester le paquet qu’un valet autoritaire vient de lui remettre. C’est certainement de l’abus de pouvoir de lui faire effectuer ses tâches à sa place. Toutefois, cette fois-ci, la jeune fille ne peut que s’en réjouir. Dans le salon, Athénaïs hurle à plein poumon sur les pauvres domestiques ; et ce détail-ci, et cette tâche-là, et ce manque de goût. La dame Kellermann s’est à nouveau disputée avec son mari.


Mélie grimpe les marches deux à deux et aperçoit Paul. Ses larges épaules paraissent tirer un peu trop sur les coutures de son veston. Comme de coutume, il porte un complet queue de pie bleu marine, couleur de sa mer. Le marchand ne se décale pas, et elle se trouve obligée de se coller à lui pour passer, le visage brulant. Elle se sent salie dès qu’il la regarde. C’est comme si ses propres cheveux, habituellement doux et légers lorsqu’ils touchent ses hanches, se retrouvaient mouillés de sel et d’algues, gluants et encombrants. Soudainement, elle sent qu’on la tire en arrière par son jupon, puisqu'on la plaque contre le mur. Mélie inhale l’haleine de Paul. La panique la gagne et pourtant, aucun de ses membres ne lui obéit.


Un toussotement résonne alors dans la cage d’escalier, et Paul se retire, avec une nonchalance qui donnerait à croire qu’il s’est trompé de personne. Ou simplement, qu’il a trébuché, et s’est tout naturellement rattrapé à une servante pour ne pas tomber. Mélie surprend le regard d’Athénaïs. La dame se tient en bas des marches, parée d’une magnifique robe jaune d’or qui dénude ses épaules et sa gorge blanche. Ses cheveux bruns sont tirés en un chignon compliqué et ornés de fins rubans assortis à sa tenue. Ses yeux ne transmettent pas d’émotion, mais son sourire un peu narquois laisse deviner son dédain. Alors qu’elle rejoint le premier étage à toutes jambes, Mélie se demande depuis combien de temps la dame Kellermann les observait… cette fois-ci, et les précédentes. On aurait cru un serpent, dressé là, immobile, à regarder sa proie se débattre.


Mélie s’efforce de se concentrer pour plier les linges que le valet lui a fournis. Au fil des minutes et des exigences pressantes qui jaillissent de toutes parts, son pouls reprend un rythme normal, et l’incident est vite oublié. Le grand salon des Kellermann présente toute la richesse des époux : pas un pan de mur n’est visible sous les assiettes suspendues, les tapisseries et les tableaux, les lourdes couches de rideaux. Cette pièce, c’est un véritable temple dédié à Athénaïs, régente de la bonne société de Cette. Les invités affluent ; on prie Mélie de rester pour aider au service. La soirée s’éternise. Quand l’orchestre quitte les lieux, les jeux de cartes ne font que commencer.


— Mélie, Mélie ! Réveille-toi.


La jeune fille ouvre les yeux. Le valet de tout à l’heure lui sourit avec indulgence. Elle se redresse brusquement, rajustant au passage son décolleté. Ses longs cheveux dorés l’ont heureusement protégée des regards malvenus. L’homme lui adresse un clin d’œil, puis ajoute :


— La soirée est finie, les Kellermann escortent les derniers invités dehors. Il est grand temps de te remettre au boulot.


Mélie acquiesce piteusement. Elle quitte la cuisine qui avait servi de refuge aux domestiques, et rejoint le salon. L’air est lourd de fumée et de transpiration, et les belles nappes qu’elle avait pris soin de si bien arranger sont dans un état lamentable. Mélie rassemble un premier baquet, puis un autre, et un autre. Elle entend les domestiques déserter la mansion un à un, puis les époux Kellermann monter se coucher. La nuit est bien avancée lorsque enfin, elle termine le dernier baquet de lessive. Elle s’attaque pour finir au nettoyage de la banquette, tachée d’un vin si rouge que l’ensemble parait éclaboussé de sang.


— Mélie…


La jeune fille sursaute furieusement. Au milieu du salon se tient Paul, en chemise de nuit, ses courts cheveux bouclés ébouriffés. Il n’a pas l’air endormi, pourtant il chancelle. Il se rapproche d’elle, et se rattrape à la table à manger sur laquelle Mélie a rassemblé les couverts propres qu’elle n’a su où ranger. Une fourchette tombe à terre avec un cliquetis menaçant. Acculée, Mélie repose le coussin qu’elle tenait entre ses mains, et se décale de quelques pas vers la sortie. Comme s’il attendait un signal de sa part, Paul l’agrippe par le bras.


— Non… marmonne Mélie.


La pièce s’assombrit autour d’elle, ses sens se bouchent, les sons ne paraissent plus lui parvenir. La jeune fille comprend que Paul lui parle doucement, que ses paroles devraient lui plaire, la flatter. Elle ne perçoit que son propre cœur qui bat la chamade, son estomac qui se noue au point de lui donner la nausée. À nouveau, elle ressasse : non, non, non. Paul la bouscule contre la banquette. Sans violence. À vrai dire, il y met même une sorte de tendresse passionnée. Il la fait assoir, lève ses jupes. Elle aimerait le repousser, le frapper. Hurler.


Mélie se remémore – bêtement – ses leçons de lecture de cette après-midi : les histoires de dieux et de déesses, les amours, les conquêtes, les affrontements, les viols. Elle refuse la vague de souffrance et de dégout qui l’éclabousse. Sa chair est molle, figée dans l’inaction, l’anti-réaction. Elle ouvre les yeux. Paul est parti. Les referme. Tente de réguler sa respiration. Le bruit d’un choc, peau sur peau, la ranime. Une vive douleur à la joue rappelle son corps à elle. Athénaïs est penchée sur elle, ses mains posées sur la banquette de chaque côté de sa tête, son visage si proche du sien qu’il lui semble voir son reflet dans ses durs yeux gris.

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10 commentaires

Julie Galley

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Il y a 3 ans

Bon. J'ai déjà hâte que Melie se venge... !!

Camille Andersen

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Il y a 3 ans

Promis, je dévie du mythe originel, que je trouve bien trop cruel... mais pas au point d'autoriser de vraie vengeance à la Méduse j'ai bien peur :O

Horliana

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Il y a 3 ans

Le mythe de méduse est un mythe, je trouve, très difficile à traiter par les sujets qu'ils abordent qui restent bien trop d'actualité. Je trouve que tu manies bien la manière de faire, la transposition d'époque est vraiment réussie et te concentrer sur le côté catatonique de la victime est bien vu, cela rend l'acte encore plus dur je trouve

Camille Andersen

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Il y a 3 ans

C'est la pétrificatrice pétrifiée ! Plus sérieusement, merci pour ton commentaire - c'est difficile de discuter ce genre de faits même sur un texte de fiction alors j'apprécie ta réflexion ! Difficile, mais toujours aussi nécessaire peu importe l'époque du 6ème au 19ème à nos jours...

NORAC74

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Il y a 3 ans

Cela s'annonce bien

Camille Andersen

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Il y a 3 ans

... ca ne va pas s'arranger :O
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