Fyctia
Chapitre 44
Ce premier lundi de juillet déborde de soleil et de moiteur. L’appartement de Laurette et Ernest vit dans la pénombre depuis le petit matin, les volets sont restés fermés pour protéger les lieux de la trop grande chaleur. La journée s’est lentement étirée à force de lecture et de petit ménage. Vautré sur le canapé, Legrand a englouti le journal régional, puis s’est plongé dans un roman de Frédéric Dard. Son vieux short de foot laisse apparaître des genoux devenus cagneux, la peau de ses cuisses s’est flétrie. Dans ses espadrilles, des chaussettes de sport lui donnent un air particulièrement vieillot et négligé. Seule sa moustache est encore soignée, mais son teint est gris, altéré par des années de cigarettes et son visage est éteint.
– Laurette, pousse-toi de devant la télé, comment veux-tu que je suive mon émission ?
– Mais arrête, Ernest, je passe juste un coup de chiffon, ça ne va pas te tuer de patienter quelques secondes !
– T’as vraiment l’âme d’une bonniche, ma pauvre ! Rien ne t’intéresse à part tes éponges et ton ménage !
– Parce que tu voudrais me faire croire que tu regardes ce documentaire avec les yeux rivés sur ton journal ? Quelle blague !
Consciencieuse, Laurette continue à prendre soin de son intérieur. Bien-sûr, elle ne s’attaque pas à de trop lourdes tâches aujourd’hui, mais elle met un point d’honneur à ce que pas un seul grain de poussière ne reste sur le meuble du téléviseur ou sur le buffet de la salle à manger.
Depuis le petit déjeuner, pas un mot n’a été échangé entre les deux conjoints. Non pas qu’ils soient fâchés, c’est juste leur quotidien qui s’est vidé de toute substance relationnelle. Voilà une bonne dizaine d’années qu’ils font chambre à part, par confort. Les ronflements du mari dérangent la femme, les récriminations de la femme dérangent le mari. Alors, cette distanciation a signé la fin des échanges, des contacts, mais aussi des conflits.
Les contacts, d’ailleurs, Laurette n’y tient plus vraiment, des aigreurs l'en empêchent. Cela fait des années que son amour pour Ernest lui a fait perdre son frère, celui qui était son seul rempart, sa seule famille. Si elle s’en est souvent voulu d’avoir manqué de cran pour quitter son mari lorsque celui-ci pouvait être violent ou humiliant, elle a conservé une forme de colère contre Philippe, celui qui avait osé s’en prendre physiquement à Ernest, même si c’était pour la protéger. Et puis, elle avait sans doute bien fait de le garder, son époux, puisqu’avec les années, il avait fini par se calmer.
Depuis trois ans qu’il était à la retraite, il était devenu moins jaloux, comme détaché de sa vie avec Laurette. Puis il s’est centré uniquement sur lui, sur son univers clos, sur sa petite vie insipide entre ses quatre murs.
Tout lui est devenu indifférent, rien ne le fait tendre vers l’avenir. Il n’a aucun projet de soirée, de week-end, ou de vacances. Le couple n’a plus aucune vie sociale, leurs sorties se résument à la virée hebdomadaire au supermarché, heure durant laquelle Laurette se presse de circuler entre les rayons, veillant à ne rien oublier, pendant que son Ernest patiente sur le parking, assis derrière son volant, cigarette au bec.
La vie du retraité n’est qu’une succession d’instants présents. Il a rayé le futur de son esprit et le passé, son passé, n’est qu’une zone nébuleuse qui s’efface tranquillement de sa vie.
Legrand ne se pose plus de questions, si tant est qu’il s’en soit jamais posé. Il végète, pourrit sur pied en attendant la grande faucheuse. Combien de temps lui faudra-t-il encore patienter ? Une vingtaine d’années, peut-être ? Et si par malheur, Laurette disparaissait la première, que deviendrait-il ? Une âme errante, incapable de supporter sa solitude ? Un nom, bientôt gravé sur le marbre d’une tombe ?
Si le bonhomme n’est plus qu’une carcasse vieillissante, dépourvue de remords et de conscience, Marie, elle, est en plein élan de vie. Son couple se porte bien, ses enfants ont joliment grandi. Solène aura bientôt terminé le lycée et, passionnée de lecture, elle envisage des études de lettres. Guillaume, après une adolescence turbulente, est en train de vivre son rêve en se formant à l’école de gendarmerie.
La seule ombre au tableau, ce sont les petits soucis de santé que Marie rencontre ces derniers mois. Un lumbago, sévère, qui l’a clouée au lit une quinzaine de jours, obligeant Manu à poser des congés pour gérer la maison et prendre soin de son épouse. Puis des douleurs intestinales, violentes et régulières, qui ont nécessité des mois de traitements médicamenteux sans réel succès. Le médecin de famille, par précaution, l’a envoyée passer différents examens, douloureux, qui n’ont permis aucun éclairage.
Une certaine fatigue habite la jeune quadragénaire, elle s’en plaint souvent à Marianne :
– Comment tu expliques que j’ai toujours un pet de travers en étant mère au foyer, alors que toi, tu travailles depuis une vingtaine d’années et tu sembles être dans une forme olympique ?
– Marie ! Tu connais la réponse aussi bien que moi ! Le problème, c’est ce qui se passe dans ta tête, on le sait ! Même si tu as coupé les ponts avec Marthe, tu n’as jamais vraiment fait le deuil de cette mère aimante que tu aurais voulu avoir ! Et le reste, je ne t’en parle même pas ! Moi, j’ai l’impression de l’avoir affronté, puis éjecté de mon cerveau. Toi, tu portes encore trop le passé en toi, ça te bouffe de l’intérieur. Fais gaffe à toi.
Marianne ne pense pas si bien dire. Là où Legrand respire avec sérénité, Marie étouffe, encore. Elle s’use, tire sur la corde, et ce, malgré un présent d’une réelle qualité, malgré des vacances régulières en montagne, des randonnées, des soirées en famille, une maison coquette et chaleureuse.
Les moments de joie effacent les douleurs, ce qui laisse penser à Manu qu’elles ne sont que psychosomatiques :
– Incroyable, le barbecue d’hier ! Pascal et Marianne étaient déchaînés ! Je crois que je n’avais pas ri comme ça depuis des mois ! Et cette chorégraphie sur Scatman, je paierais cher pour les voir s’y coller à nouveau, rit Manu, et toi au-milieu, en prof de danse ! Il faudrait qu’on rachète un caméscope pour fixer ces précieux instants !
– Pourquoi pas, ce serait sans doute une bonne idée ! Je te laisse gérer ça, tu sais, la technologie et moi… De toute façon, on n’a pas d’autre repas de famille avant une quinzaine de jours, tu auras le temps !
Deux semaines… une goutte d’eau dans l’océan d’une vie, ou le temps d'un éclair lorsqu’un événement imprévu vient gripper les rouages d’une vie.
Ce même premier lundi de juillet, c’est le jour au cours duquel un être humain risque de voir sa vie basculer après un simple appel téléphonique :
– Madame Vito ? Docteur Poiret à l’appareil. C’est au sujet de vos derniers résultats d’analyses, je viens de les recevoir. J’aurais aimé en parler avec vous et vous en prescrire d’autres pour affiner un éventuel diagnostic. Pourriez-vous venir aujourd’hui ? À quinze heures ?
13 commentaires
cedemro
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Il y a 2 ans
Geraldinedewt
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Il y a 2 ans
Karen Kazcook
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans
MJ74
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Monica Bellucci
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Mage
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Isabelle Barbé
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Isabelle Barbé
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mlcazeaux
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Il y a 2 ans