Sylvie Marchal Marie Chapitre 41

Chapitre 41

Coquette, Solène adore emprunter les affaires de sa mère pour se rendre au lycée. Les foulards, les vestes, les sacs, les bijoux... Si Marie s’y oppose, sa fille revient régulièrement à la charge avant de partir au lycée, ou le week-end, pour sortir. Ce petit manège dure depuis plusieurs semaines, mais ce matin-là, ses doigts glissent sur le fond de la boîte à bijoux et s’y attardent. Le velours se décolle, alors, par peur des reproches, Solène se hâte d’aller chercher de quoi tout remettre en état. Pour bien faire, elle tire franchement sur le tissu et découvre un papier plié. Elle s’en saisit et lit le contenu en fronçant les sourcils. Craignant de comprendre de quoi il s’agit, elle s’empresse de le remettre en place et recolle l’ensemble.


Il faut qu’elle en parle à son frère, mais pour cela, elle devra attendre son prochain coup de fil et réussir à s’isoler avec le téléphone dans sa chambre.


D’un doigt nerveux, Guillaume tapote la vitre de la cabine téléphonique. Dix minutes déjà qu’il converse avec sa sœur et qu’il lui déverse sa rage, sans filtre :

– Solène, je te jure qu’il va falloir des réponses, maintenant. Toi, tu es sur place, tu prends ton courage à deux mains et tu expliques à maman qu’elle doit nous parler. Hors de question que ces non-dits nous bouffent encore la vie.

– T’as facile, toi ! Tu crois vraiment que je vais me planter devant elle et lui lancer ça à la tronche, sans préambule ?

– Ben j’en ai aucune idée, moi, de comment ça doit se faire. Mais si tu n’oses pas, t’inquiète, je m’en occupe à ma prochaine permission !

– Voilà ! Excellente idée, on va attendre ton retour ! lance Solène, mise en difficulté tant par sa découverte que par des affects démultipliés par son jeune âge.


La prochaine visite de Guillaume n’aura lieu que dans trois semaines, alors, en attendant, Solène a mis un couvercle sur toute cette histoire.


Ce samedi, elle se fait belle pour sortir, heureuse d’être invitée à un anniversaire, à Bordeaux. Méline est de la partie, les deux filles se préparent ensemble, temps béni des essayages et des séances de maquillage expérimentales. Méline se trouve douée pour la coiffure, s’amuse à crêper la tignasse de sa cousine, fixe, attache, ébouriffe…


Quand approche l’heure du départ, les reines d’un soir se dirigent vers l’entrée où un miroir en pied les attend. Elles s’admirent, dansent, virevoltent, rient aux éclats, elles sont sublimes. Leur féminité se dévoile, les chenilles sont devenues de magnifiques papillons.

Manu arrive sans bruit, s’adosse au mur et regarde, ému, les anciennes petites filles transformées en jeunes femmes. Fier de cette famille unie, il tend la main à Marie qui vient le rejoindre. Le regard noir de la mère de famille contraste fortement avec l’air épanoui de son mari, son œil oscille, sévère, de Solène à Méline et de Méline à Solène. Sans un mot, elle fait demi-tour et part dans sa chambre.


Manu, interloqué, la regarde faire puis entreprend de la suivre :

– Mais bon Dieu, qu’est-ce-que tu fabriques ? C’était quoi ta réaction ? Elles ne t’ont rien fait, les filles !

– Tu as vu comme elles sont habillées ? Et la taille de leurs jupes ? À ton avis, ça va finir comment ? Marie, sous l’emprise de la colère, lève la voix.

– Marie, baisse d’un ton, je t’en prie ! Tu vas leur gâcher la soirée !

– Et ma soirée à moi, bordel !? On s’en fiche, de ce que je ressens ?

– Alors explique ça à ta fille, une bonne fois pour toutes ! Au moins, ça aura le mérite d’être clair !


Manu, qui demandait à sa femme de parler moins fort, perd pied devant cette résurgence du passé. Ses hurlements portent jusqu’au couloir et atterrissent dans les oreilles des deux cousines. Les filles se regardent, éberluées. Elles viennent de comprendre, ou du moins, d’intégrer la réalité du vécu de leurs mères.


Pétrifiées, les cousines n’osent plus bouger, elles sentent la terre se dérober sous leurs pieds, une faille sismique n’aurait pas mieux fendu le sol. Le temps vient de s’arrêter pour elles. Ce qu’elles savaient depuis toujours, ce qu’elles pressentaient au plus profond de leur chair prend vie, en une simple phrase. Leurs jupes courtes, le regard de Marie, ses frayeurs, Manu qui plie sous le poids du passé…


Toute la noirceur du monde s’aligne avec les confidences que Guillaume leur a faites, après cette nuit en discothèque où Denise, amie d’enfance de Marie, lui a à demi-mot confirmé l’existence du monstrueux secret de famille.


Quand Manu ressort de la chambre conjugale, les filles ont disparu, elles se sont réfugiées dans la chambre de Solène. Le père prie pour qu’elles n’aient rien entendu, mais il devine qu’il n’en est rien. Il inspire, prend un air dégagé et attend quelques secondes pour lancer à distance :

« Mesdemoiselles, si vous êtes prêtes, votre carrosse est avancé ! On peut démarrer à votre convenance, Princesses! »

Si sa phrase se veut enjouée, le cœur n’y est pas et le ton de sa voix le trahit.


Derrière son volant, Manu effectue dents serrées le trajet jusqu’à Bordeaux. Solène et Méline n’ont pas beaucoup plus d’entrain, elles passeront une soirée surréaliste durant laquelle la musique leur semblera lointaine, étouffée, et les danseurs sur la piste se déplaceront au sein d’un étrange balai d’épouvantails, au ralenti. Solène boit trop, Méline aussi. La première met moins d’une heure à vomir tripes et boyaux, la seconde attendra le lendemain.


Après un samedi soir alcoolisé, un dimanche passé au lit, le réveil du lundi matin est difficile. Solène reprend le chemin du lycée, le cœur lourd. Dès la première heure de cours, elle n’arrive pas à se concentrer, des larmes silencieuses roulent sur ses joues. Ce n’est pas de l’eau, mais du pus qu’elle sent glisser sur son visage, cette infection enfouie en elle depuis toujours, celle qu’elle devinait sans jamais oser l’affronter de face.


À la sonnerie de dix heures, sa professeure de français l’interpelle :

– Mademoiselle Vito, venez me voir ! Un problème, quelque chose dont vous souhaiteriez me parler ?

– Non Madame.

– Très bien, mais allez à l’infirmerie, peut-être vaut-il mieux que vous rentriez chez vous ?


Solène s’exécute, elle n’a plus assez de force pour lutter contre un quelconque courant. 

Trente minutes après l’appel de l’infirmière, la voiture de Marie est garée devant l’établissement.

Les yeux encore humides, la jeune fille grimpe dans le véhicule, mutique.


Sa pudeur l’empêche de confesser les motifs de son trouble, mais Marie sait ce qui se joue et, forte de son rôle de mère, dépassant l’enfant blessée qui vit en elle, elle prend la parole :

« Ton père m’a dit, pour samedi soir. Méline et toi, vous avez compris ».


Pendant quelques minutes qui semblent durer un siècle pour Solène, Marie parle, sans s’interrompre. Elle semble détachée, comme sortie de son corps, et conclut par l’épisode où, enfant, elle a glissé des aiguilles dans la mie de pain de son père, pour le faire mourir.


Solène grave chaque mot dans sa mémoire. Elle répétera tout à Guillaume.

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11 commentaires

cedemro

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Il y a 2 ans

La machine est maintenant lancée... Guillaume va exploser de colère, c'est évident ! Enfouis trop longtemps, les malheurs du passé de Marie vont créer un véritable tsunami je crois. Tout s'accélère grandement depuis quelques chapitres !

User230517

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Il y a 2 ans

La vérité remonte à la surface. Les enfants ressentent les secrets de famille. Il faut leur parler pour qu'ils comprennent les mal être afin de leur permettre d'avancer

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

Chapitre très fort en émotion, je le trouve très poignant

Melouchka

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Il y a 2 ans

Petit coup de pouce également (je n'en suis qu'au début, alors on se revoit ici très vite!)

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

Merci 🙏 ! On se suit, avec plaisir 😉

MALET Daniel

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Il y a 2 ans

Quand la vérité trop longtemps retenue explose... Le suspens est à son comble !

SandNémi

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Il y a 2 ans

Courage la petite famille...

Hanna Bekkaz

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Il y a 2 ans

L'abscès est crevé, le temps de la vérité qui amènera son lot de bouleversements et de renouveau ?

Delf Lgd

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Il y a 2 ans

Quel chapitre 🥲

Karen Kazcook

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Il y a 2 ans

Pfiou quelle intensité dramatique. Superbes métaphores. Tu as fait fort pour ce chapitre sur les révélations. Bravo.
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