Fyctia

Nous ne nous attardons pas plus longtemps et poursuivons notre route. Le relief vallonné de la Côte d'Opale ne permet pas de voir le paysage qui nous attend en haut de chaque colline. Marion scrute avec attention chacune de mes réactions et c’est avec un sourire radieux que je découvre la vue magnifique qui s’offre à moi.

Le phare du Cap Gris Nez apparaît sous mes yeux. Il est majestueux. Comme son nom l'indique, il est de couleur grise. Le ciel bleu le met en valeur. Celui-ci guide, encore aujourd'hui, les marins sur les bateaux qui naviguent dans le détroit, entre l'Angleterre et la France.

— Tu vois ! Je ne t'ai pas menti. Ça valait le coup de faire autant d'heures de marche.

— Oh oui.

— Il nous reste une bonne demi-heure avant d'arriver au belvédère. Allons-y !

Le sommet de la falaise fait face à une mer calme, d’un bleu identique à celui du ciel. À une vingtaine de mètres en contrebas se trouve une vaste étendue de sable fin. Marion me propose de déjeuner sur la plage. Elle m'indique un raccourci mais la descente est délicate alors nous progressons lentement. Une fois arrivées en bas de ce site somptueux, nous cherchons le spot idéal pour admirer l'horizon puis nous asseyons sur notre couverture étalée sur le sable fin. Marion extrait de son sac le saucisson en tranches, les chips et les sandwichs au pâté de campagne.

Un vrai déjeuner à la bonne franquette !

Des promeneurs flânent le long de la plage, seuls, en famille ou entre amis. Certains baladent leurs chiens, d’autres font leur jogging matinal. Appâté par l’odeur de la charcuterie, un jack-russel déboule de nulle part sur la nappe. Sa maîtresse le rappelle à l’ordre mais, en vain, car tout comme Goliath, le berger allemand, il n'en fait qu'à sa tête. Cette voix m'est familière, il s’agit de Cerise Peschet, la marchande de fruits du village.

— Mikado, au pied ! Viens ici ! Non, pas le saucisson ! le supplie-t-elle, l'air blasé, avant de venir le récupérer. Je suis vraiment désolée. Il n'obéit pas, il est vieux, un peu sourd et surtout gourmand. Il machouille tout, même ce qui n'est pas mangeable, pourtant il n’a presque plus de dents.

— Comment allez-vous ? Les choses s'arrangent avec votre mari ? Enfin ex-mari.

— C'est toujours pareil. Malgré nos discussions avec vous, ça ne va pas mieux. Je ne peux plus le voir en peinture.

— Je suis navrée de l'apprendre. Si besoin, je suis là. Vous semblez en meilleure forme tout de même. N'oubliez pas de suivre mes conseils. Une pomme par jour éloigne le médecin d'après le proverbe.

Une dame s'approche de nous. Apparemment, il n'y a pas qu'au village où il est impossible de trouver un brin de tranquillité. On se croirait à une réunion Tupperware.

— Oh, bonjour Madame Crystal, dit Marion. Justement, nous sommes passées devant chez vous tout à l'heure, mais vous étiez absente. Je voulais vous présenter mon amie qui remplace le docteur Xavier Lemaire. Élisa Delatour.

Ma comparse fait les présentations en bonne et due forme. Un bandana encercle les longs cheveux gris de cette femme d'un certain âge. Elle porte une robe fleurie de toutes les couleurs, ainsi qu’une ribambelle de colliers autour du cou et de bracelets aux deux poignets. Madame Crystal est clinquante dans tous les sens du terme. 

— Oui, j'avais vu dans un tirage de cartes qu'une belle jeune femme devait remplacer cet entêté de Xavier, ricane-t-elle. Je passerai au cabinet, j'ai besoin d'une petite ordonnance. Coucou Cerise, tu viens me voir quand ?

Madame Crystal… la voyante. Bah voyons !

— Demain ? T'as une dispo ? s'enquiert-elle. J'en peux plus de cet imbécile. Il me rend la vie pénible avec sa crémière, une vraie Marie couche-toi là. J'ai qu'une envie, c'est de lui tordre le cou à ce connard. Une poupée vaudou, c'est ce qu'il me faut. Tu dois bien avoir ça dans tes tiroirs, non ? Je m'amuserai chaque soir à déplacer les aiguilles sur cette poupée à son effigie. 

Cerise Peschet mime les gestes de torture sur une poupée imaginaire.

— Calme-toi Cerise, dit-elle de sa voix monocorde. Zen. Inspire profondément et expire. C'est ton chien ? Tu as fini par en adopter un. Qu'il est mignon !

— Oui, j’ai fini par t’écouter. Je suis allée au refuge. Il allait finir par être piqué alors je l’ai pris.

Madame Crystal s'accroupit et approche sa main, l'index droit devant. Le chien l'assimile soit à une menace soit à un os. Les gencives apparentes, il montre les crocs avant de s'attaquer soudain au doigt de la cartomancienne.

— Aïe… Il m'a mordue. Mais c'est qu'il est méchant ce petit !

Visiblement embarrassée, Cerise Peschet attrape son chien en le grondant, tout en s’excusant auprès de son amie.

J'examine aussitôt la main de la diseuse de bonne aventure et aperçois deux petites entailles de part et d'autre de la deuxième phalange.

— Il va falloir désinfecter la plaie avec de l'alcool le plus tôt possible. S'il gonfle, il faudra venir me voir.

Elle s'éloigne rapidement tout en rappelant à la marchande qu'elle l'attendra le lendemain. Gênée par la tournure des événements, cette dernière nous salue également et poursuit sa balade avec le mordeur de doigts.

— Décidément, on ne s'ennuie jamais ici.

Marion se tait mais son petit ricanement est plutôt révélateur.

— Allez, on doit tout ranger avant que la marée haute ne nous engloutisse.

— Hein ?

— T'es vraiment une citadine toi. Si t'as pas envie de marcher les pieds dans l'eau ou pire de mourir ici, je te conseille de t'activer !

Prise de panique, je range nos affaires dans le sac à dos à la hâte, sans prendre la peine de plier la couverture. Pour aller plus vite, je me mets à trottiner, Marion quant à elle marche tranquillement.

— Dépêche ! la prié-je.

— Y'a pas le feu ! On a le temps.

Saines et sauves, en sécurité sur le chemin nous ramenant à Châtelet, nous retrouvons avec Marion notre complicité d'antan.