Fyctia

Vendredi soir, Jack rentre tard. J’entends les clés ouvrir la porte, et me précipite sur lui, mon ordinateur portable entre les mains.

— C’est quoi ce site de fous, crié-je. Ils savent qui je suis !

— De quoi parles-tu ?, me répond-il calmement.

— Faith… J’ai entré un lien sur le navigateur et ils m’ont appelé par mon prénom. J’ai donc directement fermé la page, mais à chaque nouvelle recherche, la même chose apparaît constamment. C’est quoi ce bordel ?!

Mon ami me prend l’ordinateur des mains. D’un œil attentif, il regarde l’écran et un sourire se dessine sur ses lèvres.

— Tu étais connectée à ton compte Google, non ? Ce n’est donc pas difficile de connaître ton prénom. Tu as dû accepter un pop-up machinalement. Par contre, ils ont l’air d’utiliser une technologie que certains malwares utilisent. Je suppose que tu ne peux pas arrêter si vite ton introduction dans l’expérience. En tout cas, il n’est pas prévu dans le processus que tu t’arrêtes à ce stade. Ne t’inquiète pas.

— Ça veut dire, dis-je un peu déboussolée, que si je finis mon introduction, je pourrais supprimer mon compte?

— Très certainement, dit-il d’un signe de tête.

Je vérifierai plus tard si ce procédé est réellement légal. Le plus important actuellement est de mettre un terme à cette erreur. Pourquoi avais-je voulu investiguer sur cette application ? Pour sauver Jack, me réponds-je instantanément. Je regarde l’homme se préparer pour prendre une douche. Il me salue comme s’il quittait l’appartement. Je souris. Au moment de fermer la porte de la salle de bain, mon ami s’exclame : « Je trouve que pour quelqu’un qui n’est pas intéressée par Faith, tu as quand même beaucoup fouillé pour trouver un URL ». La porte se ferme.

Je souris. Si seulement il savait, pensé-je. Je regarde l’écran, et clique sur la flèche sensée me faire continuer l’introduction. Un nouveau message apparaît : « Afin de commencer votre expérience Faith, il est important que vous lisiez attentivement les conditions générales d’utilisation. Celles-ci prônent l’anonymat et la non-divulgation d’informations sur nos membres, la discrétion quant aux moyens utilisés par Faith, une totale sincérité dans votre démarche, etc. ».

J’appuie sur le bouton « accepter », mais rien ne fonctionne. Je vérifie ma connexion internet, mais elle n’a jamais été aussi bonne. Je clique sur le lien vers les conditions générales et je reviens. Cela ne fonctionne toujours pas. Je décide de faire semblant de lire ces fameuses règles et d’un seul coup, l’écran change. BINGO !, crié-je exaspérée.

Au loin, j’entends de la musique. En fonction de son humeur, Jack prend une douche avec une playlist différente. En distinguant la chanson Marvin Gaye, je suppose qu’il pense à son rendez-vous de demain soir. Sa voix ne tarde pas à se mêler à celles de Charlie Puth et Meghan Trainor. Je me laisse porter par cette musique et m’imagine une danse sensuelle avec une personne imaginaire. J’en oublie l’application. Je me sens plus femme que jamais et chantonne : « There’s loving in your eyes that pulls me close (…) But I’d love to be in trouble with you *».

La chanson touche à sa fin et je sors de ma transe. Je ne sais quel sort cette musique me jette ; j’ai des papillons dans le ventre et une certaine légèreté s’empare de moi. Je me sens soudain seule. Si seulement j’avais quelqu’un pour partager ce genre de moments. Oublie ça. A chaque histoire, c’est une nouvelle catastrophe, me sermonné-je.

Je retourne à ma préoccupation numéro une, Faith. Un pseudonyme m’est demandé. Que mettre ? Euphemie, c’est déjà un pseudo, non ? J’imagine la scène dans ma tête : « Bonjour, je m’appelle Euphemie. Non, c’est mon vrai prénom mais tu peux m’appeler Lisa si tu préfères ». Je ris. Grâce à mes parents, à chaque nouvelle rencontre, un moment gênant apparaît, soit la personne ne sait pas comment se comporter, soit j’ai droit aux super blagues comme « tu n’es pourtant pas un euphémisme ». Je finis par me décider pour le nom Moïra, la loi du destin de la mythologie grecque.

A la suite de ce choix, il m’est expliqué que je devrais répondre sincèrement à 5 questions pertinentes et réaliser deux descriptions. Cela permet ainsi à l’algorithme de jauger les affinités. Les photos de profil sont également bannies de l’application pour faire face au problème de discrimination. Je ne suis pas réellement convaincue par ce dernier point. Je verrai bien, me dis-je. Voyons ces questions.

Je n’ai pas le temps de continuer. Jack débarque dans le salon à moitié nu dansant sur les premières notes de Despacito de Luis Fonsi et Daddy Yankee. Oh non, pas cette chanson, pensé-je. Mon ami voit ma tête déconfite et saisit ma main en chantant « Tengo que bailar contigo hoy** ». Je me prends au jeu, et nous nous laissons embarquer par la musique. Nos corps tourbillonnes, se rapprochent et se collent. Posito posito, suave suavecito. Nos vamos pegando, poquito a poquito… Il finit la danse en m’embrassant tendrement le front.

Pour la première fois depuis longtemps, j’aurais aimé que ces attentions viennent de quelqu’un qui m’aime, ou en tout cas pas de mon meilleur ami gay. Je n’ai pas le temps de me morfondre plus en avant car Jack jette un regard à mon écran d’ordinateur.

— Alors ?, me lance-t-il gaiement.

— J’ai juste choisi un pseudo, dis-je en haussant les épaules.

— Flemmarde !, se moque-t-il en me poussant gentiment. J’imagine que c’est Lisa.

Presque touché ! Il est vrai que dans une vie antérieure, lorsque nous sortions en boîte de nuit, j’utilisais beaucoup le pseudonyme Lisa pour éloigner de ma vie les stalkers et les hommes en mal d’amour.

— Manqué de peu, m’exclamé-je. C’est Moïra.

— Je m’appelle Wendy, Wendy, Moira, Angela Darling***, imite-t-il en prenant une voix fluette et saisissant les pans de sa serviette comme une robe.

Je pleurs de rire. Comment une personne peut-elle être aussi touchante et merveilleuse ? Il emporte au loin mes pensées obscures. Je suis tellement reconnaissante d’avoir Jack auprès de moi.

*Il y a de l’amour dans tes yeux que me font me rapprocher (…) Mais j’adorerais être dans les ennuis avec toi (Charlie Puth et Meghan Trainor – « Marvin Gaye »)

** Je dois danser avec toi aujourd’hui (Luis Fonsi et Daddy Yankee – « Despacito »)

***James Matthew Barry, « Peter Pan»